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La Cochinchine française


La Cochinchine française est, après l'Algérie et la Tunisie, la plus importante de nos possessions d'outre-mer. Par son admirable position géographique, par les ressources pour ainsi dire inépuisables de son sol et les qualités de ses habitants, elle semble appelée à un magnifique avenir. Nous avons déjà perdu par nos fautes ou notre indifférence de belles possessions, où nous avons été supplantés par des rivaux plus audacieux ou plutôt plus persévérants. Puisque notre bonne fortune nous a conduits dans une région où nous pouvons rapidement et sûrement retrouver ce que nous avons perdu, espérons que les malheurs du passé seront le garant de l'avenir, et qu'on ne tournera plus en dérision nos entreprises coloniales, en alléguant que nous ne nous établissons dans un pays nouveau que pour essuyer les murs.
On appelle Basse Cochinchine et plus exactement Cochinchine française la partie orientale de la péninsule indo-chinoise, celle que baignent les eaux du Pacifique. La Cochinchine faisait jadis partie de l'empire d'Annam, un des quatre États qui se partagent l'Indo-Chine. Des six provinces qui la composaient, les trois premières furent annexées à la France en 1862 et les trois dernières en 1867, à la suite de guerres et de négociations dont voici l'histoire résumée.
L'empire d'Annam n'a longtemps été qu'une dépendance de la Chine ; il ne s'est affranchi de sa domination qu'au commencement du XV° siècle. Ce fut Lé Loï, fondateur de la dynastie des Lê, qui opéra cette révolution en 1428. Le pays alors habité par des Annamites n'était autre que le Tongking de nos jours ; il s'étendait dans le sud jusqu'à la chaîne de montagnes située au nord de Hué. Vers le milieu du XVIème siècle, les Annamites conquirent la contrée à laquelle Hué sert de capitale. Au XVIIème et au XVIIIème siècle, ils s'emparèrent de la Cochinchine et soumirent le Cambodge à leur protectorat. Peu à peu ils devenaient redoutables et menaçaient de s'étendre sur la presqu'île indo-chinoise tout entière. Le Siam, la Birmanie, la Chine elle-même respectaient leur autonomie.
C'est à la fin du XVIIIème siècle que la France entra directement en relations avec l'empire d'Annam. Elle n'y avait été jusque-là représentée que par ses missionnaires et ses martyrs. Depuis quelques années, plusieurs prétendants se disputaient le trône, et la guerre civile était comme en permanence. L'héritier légitime, Gia Long, chassé du trône, eut alors la pensée de recourir à la France, dont il avait entendu vanter la puissance par un de nos compatriotes, le missionnaire Georges Pigneau de Béhaine, nommé par le Saint-Siège en 1770 évêque d'Adran. Mgr de Béhaine, qui espérait à la fois convertir au catholicisme le prince dépossédé et l'attacher à la France par les liens de la reconnaissance, lui proposa de partir lui-même, avec son fils aîné, pour négocier cette alliance. Louis XVI régnait alors. Ce souverain s'occupait activement de la question coloniale. Non seulement il donnait tous ses soins à réorganiser la marine et à augmenter nos possessions d'outre-mer, mais encore il s'intéressait directement aux expéditions et aux navigations contemporaines: parfois même il en traçait le plan. Aussi accueillit-il avec empressement le prince impérial d'Annam et l'évêque d'Adran. Il comprenait les avantages commerciaux et politiques que procurerait à la France une station ou un établissement dans les mers orientales. Peut-être même songeait-il, dès la première heure, à refaire en Indo-Chine cet empire franco-indien qui avait échappé à son grand-père Louis XV. Les négociations furent donc menées avec rapidité, et le 28 novembre 1787 un traité d'alliance offensive et défensive était signé à Versailles entre la France et l'Annam. Ce traité concédait à notre pays certains avantages territoriaux. Nous acquérions en toute souveraineté la baie de Tourane et ses dépendances, ainsi que l'île de Poulo-Condor. De plus, nos vaisseaux étaient admis sans payer de droits d'entrée, à l'exclusion des autres marines européennes, et nos négociants avaient le droit de libre circulation. Enfin la religion chrétienne était autorisée. De son côté, le roi de France s'engageait à seconder l'empereur dans tous ses efforts pour rentrer en possession de son trône et lui promettait un secours effectif de dix frégates, 1450 fantassins, 200 artilleurs et des canons en quantité suffisante. Il était également stipulé que les deux souverains se soutiendraient réciproquement, en cas de guerre, dans les mers de l'extrême Orient.
Ce traité, qui pouvait modifier à notre profit la politique européenne dans ces lointaines régions, ne fut jamais exécuté. La Révolution en fit une lettre morte. Pourtant l'escadre française promise partit avec l'évêque d'Adran. Le gouverneur de Pondichéry, de Conway, devait commander l'expédition: mais, influencé par une femme suspecte dont l'évêque n'avait pas ménagé la vanité, il fit échouer l'entreprise. Mgr de Béhaine, sans se décourager, fréta à Pondichéry deux navires de commerce, qu'il chargea de munitions de guerre, et s'y embarqua avec quelques officiers français et un certain nombre de volontaires de la colonie. L'histoire a conservé les noms de quelques-uns d'entre eux: Dayot, Ollivier, Vannier, Le Brun. Chaigneau, etc. L'arrivée des Français eut un immense retentissement dans tout l'Annam. La renommée, du reste fondée sur le mérite réel de nos compatriotes, donna une force nouvelle au parti de l'empereur. Gia Long put organiser une armée et une flotte. Des régiments furent dressés à la discipline et aux manoeuvres européennes, des navires de guerre construits et plusieurs citadelles élevées. Quand nos officiers lui eurent ainsi donné le moyen de rentrer en campagne, Gia Long prit Saïgon, brûla la flotte ennemie dans le havre de Qui Nhon, conquit Hué en 1796 et le Tongking en 1802. Peu à peu, l'empire d'Annam se reconstitua. Gia Long récompensa les services de ses auxiliaires français en les élevant à la dignité de mandarin, et en les comblant d'honneurs et de richesses. L'évêque d'Adran resta son ami et son confident jusqu'à sa mort en 1799. Bien que la reconnaissance ne soit pas la vertu favorite des Annamites, Gia Long parut le regretter sincèrement. On lui fit des funérailles magnifiques, on l'enterra dans un jardin qu'il avait cultivé lui-même, et on lui éleva un monument qui subsiste encore, près de Saïgon. Ce mausolée a été préservé par la mémoire qu'il consacrait, et cela même au plus fort de nos guerres contre l'empereur Tu Duc.

Malgré les services incontestables à lui rendus par ceux de nos compatriotes qui l'aidèrent à conquérir et à reconstituer son royaume, malgré le traité qui le liait à la France. Gia Long n'avait pas la mémoire du coeur. En 1818, une frégate française, la " Cybèle ", fut envoyée à Tourane par Louis XVIII, sous les ordres du comte de Kergariou, pour essayer de nouer de nouvelles relations avec Gia Long. Ce prince reçut avec honneur notre envoyé, mais ne parut pas se souvenir du traité de 1787, et sembla même mécontent de ces allusions à un engagement lointain. Il avait autrefois usé de la France : mais, comme il n'en avait plus besoin, il ne tenait plus à se lier avec elle. Quelques mois plus tard, le 25 janvier 1820, il mourait, en laissant la réputation d'un des meilleurs souverains de l'Annam.
Son fils et successeur Minh Man régna de 1820 à 1841. Il était fort intelligent, énergique, poète à ses heures, mais défiant et perfide. Comme il craignait l'esprit envahisseur des Européens, il chercha d'abord à les éloigner, puis finit par leur interdire, sous peine de mort, l'entrée de l'Annam. Chaigneau et Vannier, les deux seuls officiers qui avaient survécu parmi les anciens compagnons de Mgr d'Adran, se voyant systématiquement mis de côté, et exclus des fonctions auxquelles ils avaient droit, revinrent en France en 1825. Débarrassé de leur présence, Minh Man leva le masque et se déclara ouvertement persécuteur des chrétiens. Dès 1833, un de nos missionnaires, Mgr Gagelin. mourait étranglé; en 1837 périssait l'abbé Cornay, en 1838 les abbés Jaccard et Boué. Quelques missionnaires espagnols, les Pères Delgado, Henarès et Fernandez, partageaient le sort de nos compatriotes. Un grand nombre d'Annamites, clercs ou laïques, mouraient également pour la défense de la foi, après avoir souffert les plus atroces tortures. L'Église Annamite recevait ainsi son baptême sanglant et faisait preuve d'une vitalité et d'un courage dignes des premiers siècles chrétiens.
Thieû Tri, fils et successeur de Minh Man. régna de 1841 à 1847. Il n'aimait pas les Européens plus que son père, mais craignait de se compromettre; aussi, en 1843, rendit-il la liberté à cinq missionnaires français, captifs à Hué, grâce à l'intervention du capitaine Lévêque, et, en 1845, à Mgr Lefebre, évêque d'Isauropolis, sur les réclamations de l'amiral Cécile; mais, en 1847, il se montra moins facile et opposa aux demandes de MM. Lapierre et Rigault de Genouilly un refus absolu. Il essaya même de les surprendre traîtreusement dans la baie de Tourane. Nos officiers étaient sur leurs gardes. Une bataille s'engagea, et la flotte annamite fut détruite. Ce fut notre première intervention dans l'Annam. L'empereur Thieû Tri, pour se venger, publia un nouvel édit, qui condamnait a mort tous les Européens. On revêtait, paraît-il, des mannequins de l'uniforme français et ils étaient fusillés sans pitié. L'empereur, dans sa rage, allait jusqu'à briser tous les objets de provenance française qu'il avait dans son palais.
Son fils et successeur, Tu Duc, continua les traditions paternelles. Il détestait les Européens et la persécution contre les chrétiens recommença avec autant de violence que sous le règne de Minh Man. En 1851 Schoeffer, et en 1852 Bonnard, deux missionnaires, étaient décapités. Les têtes de leurs collègues étaient mises à prix pour la somme de 3000 francs, et les Annamites qui leur donnaient asile subissaient la peine capitale. Le gouvernement français finit par s'inquiéter de ces persécutions et résolut d'intervenir. En 1856, il envoya M. de Montigny à la cour de Hué pour y présenter nos réclamations. On a prétendu que l'Empereur Napoléon III cherchait alors un prétexte pour entrer hardiment dans les voies de la colonisation et qu'il songeait â s'emparer de Madagascar, de la Cochinchine et même de la Corée. Trop heureux notre pays si telles eussent été les intentions de l'Empereur! Certes mieux aurait valu tourner les forces et l'énergie de la France vers ces contrées splendides que se heurter à l'ingratitude italienne ou à la brutalité allemande! L'Empereur se contenta d'envoyer un seul vaisseau, le " Catinat ", dans la baie de Tourane. Après avoir subi des avanies de toute nature, le commandant de ce navire fut obligé, pour soutenir l'honneur du drapeau, de descendre à terre avec une compagnie de marins. Il prit les forts qui dominent Tourane, noya les poudres qui y étaient en dépôt et encloua soixante pièces de canon; mais il ne pouvait se maintenir sur les positions conquises, et dut revenir en France. En 1856 comme en 1847, notre intervention n'avait été qu'un coup de force, destiné à prouver aux Annamites que nous leur étions supérieurs en courage, en discipline et en instruments de guerre, mais qui n'amenait aucun résultat sérieux, puisque nous étions forcés d'abandonner nos conquêtes. Aussi les Annamites ne nous redoutaient pas. « Vous aboyez comme des chiens disaient-ils, et vous fuyez comme des chèvres ».
La conséquence immédiate de cette nouvelle retraite de la France fut un redoublement de persécutions contre les chrétiens. Deux évêques, Mgrs Diaz et Garcia San Pedro, furent décapités, et un grand nombre de chrétiens indigènes, prêtres ou laïques, tombèrent victimes de la haine du gouvernement annamite. Tant de sang versé réclamait vengeance. La France et l'Espagne résolurent cette fois d'unir leurs efforts. Le patriotisme, l'humanité, la religion, et plus encore les vues commerciales et colonisatrices déterminèrent Napoléon III et la reine Isabelle à entreprendre une expédition sérieuse. Un ministre de la royauté de 1830 écrivait dans les instructions officielles d'une de nos entreprises maritimes: « Il ne convient pas que la France soit absente d'une si grande partie du monde où déjà les autres nations de l'Europe ont pris pied. Il ne faut pas que, en cas d'avaries, nos bâtiments ne puissent se réparer que dans la colonie portugaise de Macao, dans le port anglais de Hongkong, ou dans l'arsenal espagnol de Tavite ». Le ministre prévoyant ne réclamait pour la France qu'un port de refuge. Les circonstances ont voulu que nous ayons mis la main sur un véritable empire. Ce n'est certes pas nous qui nous en plaindrons.

Les forces franco-espagnoles, sous le commandement suprême de l'amiral Rigault de Genouilly, se disposèrent à attaquer l'Annam. Tourane tomba de nouveau entre nos mains le 1er septembre 1858; mais le commandant français ne crut pas devoir marcher immédiatement contre la capitale Hué. C'eût été pourtant le moyen de terminer promptement la campagne, surtout avec des Asiatiques. Il préféra se maintenir â Tourane, et. toutes les fois que les Annamites essayèrent de le débusquer de cette position, il leur infligea de sanglants désastres. Tourane n'était pourtant pas une position bien avantageuse, même au point de vue commercial: sans doute elle commandait la capitale et surveillait toute la côte, mais le pays était insalubre et les communications difficiles. Il existait au sud, une autre position plus avantageuse, Saïgon, bâtie sur un des bras du delta que projette le Mékong, avant de se jeter à la mer. L'amiral Rigault de Genouilly s'en empara le 17 février 1859 et y établit une forte garnison. On lui conseillait également d'envahir le Tongking et de profiter des germes de mécontentement qui existaient dans cette province contre la dynastie régnante, mais il n'avait que peu de forces à sa disposition, et de graves événements se préparaient en Asie : non seulement il renonça à toute intervention dans le Tongking, mais encore évacua Tourane, où les fièvres décimaient nos troupes, et concentra toutes les forces françaises à Saïgon.
Ces hésitations et cette évacuation enhardirent les Annamites, qui, d'ailleurs, étaient persuadés que les barbares de l'Occident, légers de caractère, sans esprit de suite et sans consistance, découragés par l'insalubrité du climat et par la maladie, finiraient par retourner en Europe. L'empereur Tu Duc eut grand soin de représenter â ses sujets l'évacuation de Tourane comme un grand succès remporté par ses troupes et leur annonça qu'il ne restait plus qu'à jeter à la mer une poignée d'aventuriers. En même temps, et pour donner à la lutte un caractère religieux, il redoubla de rigueur contre les chrétiens, qu'il affectait de représenter comme des traîtres et des espions. Les évènements faillirent lui donner raison. On était alors en 1861. D'accord avec l'Angleterre, la France soutenait contre le gigantesque empire chinois une lutte formidable, et non seulement n'avait envoyé aucun renfort à la petite armée qui opérait alors contre l'Annam, mais encore lui avait enlevé tous les contingents disponibles. Nos forces étaient réduites à sept cents hommes environ, et sans nul espoir d'être augmentées avant la fin de la guerre chinoise. L'empereur Tu Duc, qui connaissait leur petit nombre et leur détresse, résolut d'en profiter pour les exterminer, et lança contre Saïgon son meilleur général Nguyen Tri Phuong, et sa plus nombreuse armée. La situation devenait critique. Les Annamites de Saïgon, bien qu'ils affectassent la neutralité la plus absolue, songeaient à ménager la colère de leur futur vainqueur et se disposaient à nous trahir. Les Chinois et les autres Asiatiques arrivés depuis peu dans cette ville, pour y jouir de la sécurité que la protection de notre drapeau assurait au commerce, ne nous connaissaient pas assez pour nous accorder leurs sympathies, et, s'ils ne nous trahissaient pas encore, au moins étaient-ils tout disposés à la défection. Par bonheur, les sept cents marins ou soldats qui composaient la garnison de Saigon étaient des braves, et leur commandant, le capitaine Dariès, les animait de son ardeur. Tous étaient déterminés à pousser la résistance jusqu'à ses dernières limites et à mourir plutôt que de se rendre.
Saïgon est bâtie sur le Donnaï, un des bras du Mékong, ou plutôt fleuve à part, qui prend sa source dans le nord, mais est rattaché au Mékong par de nombreux canaux. Ces canaux, dont les uns sont naturels et les autres creusés par la main de l'homme, portent le nom spécial d'arroyos. Les deux plus importants sont celui de l'Avalanche au nord, et l'arroyo Chinois au sud. C'est dans l'espace compris entre ces deux arroyos et un des coudes du Donnaï que se trouve Saïgon. En 1791, le colonel Ollivier, un des compagnons de l'évêque d'Adran, avait fortifié Saigon, et, en 1837, les Annamites avaient encore augmenté ces fortifications en construisant une citadelle; mais elles parurent insuffisantes à nos soldats, qui occupèrent, en avant de la place, une ligne défensive, dite des Pagodes parce que ces temples furent convertis en redoutes. Cette ligne, marquée à l'ouest par la pagode des Mares et à l'est par la pagode des Clochetons, s'étendait de la citadelle de Saïgon au village de Caï-maï, parallèlement à l'arroyo de l'Avalanche. Contre cette ligne devaient se briser tous les efforts des Annamites.
Bien que la région qui s'étend autour de Saïgon se développe en une immense plaine sans accident de terrain, formée comme elle l'est par les alluvions de tous les cours d'eau indochinois, il est peu de pays aussi difficile pour les manoeuvres d'une armée. Cela tient au peu de consistance du sol, et surtout au grand nombre des arroyos. « Quand on les voit pour la première fois, qu'on essaye de rompre leurs bordures d'épines et de fange, qu'on se sent disparaître dans la vase. qu'on est déchiré au visage, réduit à l'impuissance par des herbes molles et fortes qui s'enroulent et se nouent d'elles-mêmes, on se demande comment on pourra déjouer les attaques et la surprise d'un ennemi qui brave tous ces obstacles ». Aussi, pour triompher de pareils obstacles, et pour résister en outre à un soleil torride, à des exhalaisons malsaines et à l'éloignement du pays natal, était-il besoin d'hommes fortement trempés.
Les Annamites étaient en effet de redoutables ennemis. Ils ne ressemblent pas aux autres Asiatiques. Ils ont du ressort et de l'énergie. Ils ont sur le courage et sur la manière dont il se transmet une abominable superstition. Un de leurs chefs, réputé pour sa bravoure, est-il tué, ils lui ouvrent la poitrine, lui arrachent le coeur et le dévorent tout palpitant ; alors ils vont en avant, rien ne les arrête plus. D'ailleurs les leçons que nous leurs avons données depuis un siècle et l'enseignement de nos officiers avaient porté leurs fruits. Ils étaient bien armés, bien commandés, habitués à la discipline, et très suffisamment exercés. Depuis que bon nombre d'entre eux sont devenus nos sujets, ils ont fait preuve de qualités militaires incontestables. Ainsi , s'expliquent l'acharnement de la lutte et les dangers très réels que coururent nos soldats. Le lieutenant de Tu Duc, Nguyen, savait qu'il lui serait fort difficile de s'emparer par un coup de main de Saïgon. Il résolut de nous bloquer. Il ordonna d'immenses travaux de fortification dans la vaste plaine qui s'étend au nord de Saigon et qu'on appelle la plaine des Tombeaux.

Dans le petit village de Ki-hoâ, il improvisa un vaste camp retranché, défendu par de formidables batteries, et s'empara de toutes les routes. Du grand corps de Ki-hoâ partaient comme autant de bras, qui étouffaient et réduisaient à l'impuissance la garnison de Saïgon. Il était fort difficile à nos hommes de dépasser la ligne des Pagodes, car ils tombaient aussitôt dans une embuscade. Leur patience s'usait dans cette lutte contre un ennemi invisible. S'ils avaient essayé d'aborder de front les lignes de Ki-hoâ, ils se seraient heurtés contre des obstacles accumulés. Les Annamites s'étaient servis des tiges et des touffes épineuses du bambou, pour enfoncer des pieux pointus dans des trous à loup, pour faire des chevaux de frise et des barrières, et pour couronner toute l'enceinte d'un buisson épineux.
Pendant plusieurs mois, les hostilités se bornèrent à des surprises et à des escarmouches. Nos hommes étaient incapables de tenter une attaque des lignes de Ki-hoâ, et on eût dit que les Annamites, avant de se lancer contre Saïgon, voulaient mettre de leur côté toutes les chances de réussite. Pendant une nuit pluvieuse et obscure, ils se décidèrent à attaquer le fort des Clochetons, mais essuyèrent des pertes énormes. D'autres attaques n'eurent pas plus de succès. Nos pauvres soldats étaient néanmoins en trop petit nombre; ils étaient trop harassés de fatigue, et auraient fini par succomber, si l'heureux succès de la guerre entreprise contre la Chine n'eût enfin permis de leur amener des renforts considérables. Cette petite garnison de Saigon, isolée, presque abandonnée, a bien mérité de la patrie: c'est à elle que nous devons la conservation de la Cochinchine, et que nous devrons peut-être notre futur empire d'Orient.
L'amiral Charrier, le commandant en chef des forces françaises dans les mers orientales, arriva à Saïgon le 2 février 1861. Il amenait avec lui près de 3000 hommes, rompus à toutes les fatigues, éprouvés et affinés par la laborieuse campagne de Chine, dignes de combattre aux côtés des braves de Saïgon. Les officiers surtout se faisaient remarquer par un ensemble de qualités rarement réunies dans un corps expéditionnaire. Depuis plusieurs années, ils n'avaient pas revu la France. Sensibles à la gloire, à l'honneur d'augmenter leur réputation, ils formaient une admirable réunion militaire. Un chef pouvait s'appuyer avec confiance sur de tels hommes.

Le jour même où l'amiral Charner débarquait à Saïgon, il recevait le capitaine Dariès et le colonel espagnol Palanca y Guttierez, qui, depuis un an, dirigeaient la défense de la place, leur prodiguait les éloges qu'ils méritaient, et s'entendait avec eux pour prendre résolument l'offensive et disperser l'armée annamite. Voici le plan qu'on adopta : Pendant que la flottille, sur la droite, remontera la rivière de Saïgon en culbutant les obstacles accumulés par l'ennemi, détruira les barrages, réduira les forts, et dominera le cours supérieur du fleuve, au centre, la ligne des Pagodes, munie d'une puissante artillerie, maintiendra l'ennemi dans l'impuissance, et, à gauche, le corps expéditionnaire, partant de Caï-maï, qui devient sa base d'opérations, prendra à revers les lignes de Ki-hoâ et, se rapprochant de la rivière de Saigon et de la flotte, fermera presque complètement l'étau qui doit écraser l'ennemi. Dès lors, l'armée annamite n'aura plus d'autre alternative que d'accepter une fuite décisive ou d'être en un seul coup écrasée et dispersée. Le plan était habile. Il fut exécuté avec énergie et nous assura la victoire.
Le lendemain 25, s'engagea la bataille décisive. Trois colonnes d'assaut furent formées. Comme la plaine ne présentait aucun abri, il fallut s'avancer à découvert. L'artillerie annamite, bien dirigée, nous fit d'abord éprouver des pertes cruelles. De plus, quand nous approchâmes des remparts, comme les Annamites avaient creusé jusqu'à cinq lignes de trous à loup, dissimulés par de légers clayonnages, et sur lesquels l'herbe avait poussé, plusieurs de nos soldats y tombèrent et se blessèrent sur les fers de lance qui les garnissaient. Malgré ces obstacles, ils pénétrèrent de trois côtés à la fois dans les lignes et réussirent à s'y maintenir. 150 canons, 2000 fusils, beaucoup de vieilles armes et des munitions tombèrent entre nos mains; mais nous fîmes peu de prisonniers, car nous étions dépourvus de cavalerie, et l'ennemi se retirait en bon ordre. Si nous avions eu à notre disposition seulement quelques escadrons de cavalerie l'armée annamite tout entière tombait entre nos mains, car, si les Annamites se dissimulent quand il y a des obstacles, des fourrés, ou, pour employer l'expression locale, des brousses, dans l'immense plaine nue qui s'étend de Saigon jusqu'au-delà de Tong-kein et d'Hoc-mâi, quarante cavaliers auraient suffi pour les ramasser par centaines.

Le succès n'en était pas moins éclatant. Les imposantes fortifications de Ki-hoâ nous appartenaient. Saïgon était dégagé, la province tout entière reconnaissait notre autorité, et les deux villes voisines, Biênhoa et Mytho, étaient directement menacées. Enfin l'armée annamite. désorganisée. à demi rompue, perdait la confiance qui l'avait jusqu'alors animée.
L'Amiral Charner résolut de profiter de cette victoire pour s'emparer de Mytho, principal centre commercial de la Basse Cochinchine, dont la possession devait assurer ses derrières et donner à la France un pays d'une prodigieuse fertilité. Mytho est sur le grand bras du Mékong, au débouché de plusieurs routes ou canaux que les Annamites avaient coupés par des batteries ou comblés par de grosses jonques remplies de pierres et de vase. Pour s'avancer jusqu'au coeur de la place, il fallait triompher de ces obstacles accumulés, et cela dans un pays malsain et à travers une population hostile. L'amiral Charner chargea le commandant Bourdais de déblayer le terrain. Ce dernier s'acquitta de sa difficile mission avec une rare intrépidité. Il s'ouvrit un chemin à travers les arroyos, et approchait de Mytho, quand il fut emporté par un boulet. Ses soldats le vengèrent en s'emparant de la place ( 12 avril 1861).
La double victoire de Ki-hoâ et de Mytho eut un retentissement extraordinaire dans toute l'Indo-Chine. Les Annamites en furent comme frappés de stupeur, ils avaient tellement vanté leurs succès que leur défaite n'en paraissait que plus désastreuse. Des bandes de brigands s'étaient répandues dans les deux provinces conquises, qui semblaient menacées d'une véritable dissolution sociale. L'amiral pensa qu'il fallait momentanément borner la conquête. à moins de ruiner le territoire conquis. D'ailleurs l'épuisement des troupes, décimées par le choléra et la fièvre, et la saison de l'hivernage, qui transforme pendant six mois le pays en marécage, lui imposaient la nécessité de s'ancrer. Il suspendit donc les opérations de guerre et organisa le territoire des deux provinces conquises. Quelques semaines après, il retournait en France, après avoir transmis ses pouvoirs à l'amiral Bonard.
Les Annamites n'avaient pas encore renoncé à la lutte. Pendant la saison des pluies, ils se réorganisèrent a Biênhoa, au nord de Saïgon, et parurent disposés à reprendre les hostilités. Le nouveau commandant en chef accepta le défi, et, le 15 décembre 1861, rentra en campagne; quelques jours plus tard. le camp retranché, les batteries et les barrages étaient enlevés ou détruits. Les Annamites abandonnaient la citadelle de Biênhoa, qui tombait en notre pouvoir avec un matériel de guerre considérable et une troisième province était annexée. Le général Nguyen se résigna à l'évacuer, mais en laissant de son passage un terrible souvenir. Comme il se défiait des chrétiens indigènes et de leurs sympathies pour la France, il avait parqué tous ceux de la province dans des enclos entourés de matières combustibles auxquelles il fit mettre le feu. Plusieurs centaines d'infortunés furent ainsi brûlés vifs. Quelques jours plus tard, nos soldats recueillaient encore des femmes et des enfants qui avaient pu s'échapper des mains de leurs barbares compatriotes.

Cette atroce exécution fut pour nous plus utile qu'une victoire. Non seulement tous les Chrétiens se rallièrent franchement à nous, mais encore tous les indifférents, et ils étaient nombreux, se prononcèrent contre ces impitoyables ligueurs et devinrent nos partisans. Un courant favorable d'opinion s'établit en notre faveur, et les habitants des trois provinces conquises s'habituèrent avec plaisir à la pensée de rester soumis à la France


Paul Gaffarel
Les Colonies Françaises - 1893


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