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>Le temps des missions>Pierre Poivre

 

Pierre POIVRE (1719-1786)

Au début du XVIIème siècle les nations d'Europe estiment qu'au loin tout est pris de ce qui était bon à prendre.
L'esprit d'aventure a cédé la place à l'esprit de guerre et les peuples vont lutter pour s'arracher les Eldorados. Le Portugal et l'Espagne sont les heureux possesseurs. Il n'est que de les déposséder... La France, l'Angleterre, la Hollande sont arrivées trop tard à la distribution des richesses. A elles de rattraper le temps perdu. La parole est au canon. Et le XVIIème siècle n'est fait que de croisières guerrières. Parfois et par la force des choses elles conduisent à de nouvelles découvertes. Le Hollandais Van Diémen, qui enlève aux Portugais leurs comptoirs de Malacca et de Ceylan, envoie en exploration ses lieutenants Nuyts et Tasman, mais les terres qu'ils découvrent sont de pauvres pays sans épices et sans or... A quoi bon ? Les croisières de recherche se sont muées en croisières sanglantes ou fructueuses. Les Compagnies des Indes sont nées. Mais l'ardeur est morte qui brûlait l'âme des grands découvreurs des temps héroïques. A présent chacun demeure indifférent devant les immenses espaces blancs qui, sur la carte du monde, couvrent encore certains parages, les mers du Nord surtout et le Pacifique tout entier.
Cependant le mouvement scientifique de ce XVIIème siècle qui vit si peu de grands navigateurs prépare, pour la période qui suivra, un renouveau de belles explorations. L'essor mathématique dû à Galilée, à Descartes, à Pascal, à Fermat, à Newton, à Leibniz, à Torricelli, à Huyghens et aux Cassini, la fondation de la Société Royale de Londres en 1665, de notre Académie des Sciences en 1666 et de notre Observatoire en 1667 font pressentir le nouvel élan.
Et puis, sous l'impulsion du grand Colbert, la science nautique a progressé en même temps que l'art de la construction navale. Les cartes marines graduées en latitudes et longitudes remplacent les cartes basées sur les distances et les directions. En 1693 paraît le Neptune Français , atlas à l'usage des flottes du roi. Sa précision est telle que les Hollandais le traduisent aussitôt.

Et l'on pourrait croire que le XVIIIème siècle verra, dès ses premières années; des navires faire route vers l'inconnu... En vérité il faudra attendre son dernier tiers.
Mais il est un homme, un Français, un grand précurseur, dont le nom est injustement oublié. Il est né dans une ville de l'intérieur qui a, pendant des siècles, et plus que les plus grands ports, favorisé les croisières lointaines. Cette ville, c'est Lyon.
La vocation de Lyon n'est pourtant pas tout à fait maritime. Les Lyonnais aiment la mer, de loin, mais ils y tiennent comme à leur fief. Ils y tiennent comme au plus grand chemin du monde. Les Lyonnais veulent le monde...
Ils l'ont parcouru, premiers de chez nous peut-être, par règle et par système. C'est un syndicat lyonnais qui, au XVIème siècle, a organisé notre premier voyage de reconnaissance commerciale. Depuis lors le mouvement a continué, il y a toujours eu une mission lyonnaise en quelque point du globe.
Pourquoi ces voyages ? Ces missions ? Pourquoi les Lyonnais veulent-ils le monde ? Simplement pour y chercher des matières premières, pour acheter, pour vendre, pour s'enrichir ? Les gens de Lyon sont gens pratiques. Attention ! La chose est plus compliquée, car ils sont aussi des idéalistes, des mystiques : il leur faut des âmes à pêcher, des idées à répandre, du bien à accomplir. Lyon est capitale de la soie, mais elle est aussi la ville des missions catholiques, de la Propagation de la Foi. Voyages d'affaires, voyages d'idées ? Sait-on jamais ? L'un et l'autre à la fois, l'un aidant l'autre. Et tous deux réussissent. Sans éclat souvent car le génie lyonnais, plus que tout autre, s'accommode des demi-teintes et des incertitudes. Mais le résultat est solide, rien n'est jamais perdu et c'est toute l'histoire de Pierre Poivre, Lyonnais et missionnaire.
C'est un piocheur, une bête à concours, voué par nature à tous les succès classiques et universitaires, un enfant que les jésuites, prévoyant ce qu'il deviendra, essaient d'arracher à ses maîtres, les Missionnaires de Saint-Joseph de Lyon. Ainsi tiraillé, Pierre Poivre opte pour la plus humble des congrégations. Le voici novice aux Missions Étrangères à Paris, toujours pieux, toujours studieux et appliqué. La philosophie et la théologie l'occupent, le dessin et la peinture le délassent, le goût des voyages s'empare de lui.
Il fait route pour l'Extrême-Orient dont il veut avant toute chose apprendre les langues. Bien vite il parlera couramment le chinois, l'annamite et trois ou quatre autres idiomes. Mais l'aventure commence fort mal, et tout simplement par deux ans de prison.
De ses maîtres, en effet, Poivre n'a pas su apprendre la méfiance... A l'une des escales d'avant Canton on lui remet une lettre en caractères chinois, précieux viatique qui lui ouvrira, lui dit-on, toutes les portes. En réalité, la lettre le dénonce comme espion et ennemi du peuple céleste... Et le voilà coffré dès son arrivée. Les geôles de Canton manquent d'agrément. Mais quelle occasion magnifique d'apprendre la langue chinoise! Poivre se met au travail. Et jamais les impassibles jaunes n'ont vu un prisonnier aussi doux, aussi calme, aussi noble dans sa résignation que ce lent Lyonnais. Sa réputation franchit les murs de la prison, parvient jusqu'au vice-roi qui l'appelle, l'apprécie, s'en fait un ami, un conseiller si précieux que, pour profiter plus longtemps de ses avis, le très haut mandarin le garde deux ans sous les verrous puis le libère enfin en lui accordant tous les sauf-conduits imaginables, grâce auxquels il pourra pénétrer au coeur du pays et en apprendre les moeurs et l'esprit, en fréquentant d'autres gens que ceux qui grouillent dans les ports : compradores, courtiers, interprètes et aventuriers de toute espèce.
Pierre Poivre alors visite la Chine, le Tonkin, l'Annam que l'on appelait alors Cochinchine. Au bout de cinq ans, mieux qu'aucun autre Européen, il connaît ces contrées et les hommes qui les peuplent. Il les aime, il a su s'en faire aimer.
En 1745 le jeune voyageur - 26 ans tout juste - veut rentrer à Lyon pour y recevoir les ordres. Il embarque sur un bâtiment de la Compagnie des Indes qui fait route vers la France. Or, dans le détroit de Banka une voile apparaît. Un navire anglais, donc ennemi. C'est le Dolphin du commodore Barnet, qui tout de suite ouvre le feu sur le français plus faible, d'avance vaincu, mais non sans bataille. Le doux Pierre Poivre se révèle alors héroïque. Sous la grêle de fer, il aide les matelots et soigne les blessés sur la galerie de poupe, lorsqu'un boulet lui fracasse l'avant-bras droit. Le voilà estropié, pour toujours. « Je ne pourrai plus peindre ! » s'écrie-t-il, désolé.
Il ne pourra pas davantage suivre la vocation ecclésiastique, chère à son coeur. L'Église catholique veut qu'à la consécration l'officiant puisse élever le calice de ses deux bras tendus. Point de mutilés à l'autel. Le coup de canon a changé une destinée. De Pierre Poivre qui, sans doute, eût été un prêtre, un saint, peut-être un martyr, le boulet anglais a fait un laïc qui deviendra un grand administrateur, un bienfaiteur de l'humanité, un précieux serviteur de la France et de Lyon.
Poivre, blessé, est débarqué à Batavia. En quatre mois il surprend le secret de la fortune des Hollandais et perce à jour les prétendus mystères de la culture des épices et des trafics de l'Extrême-Orient. Rentré en France après escales au Siam, puis dans l'Inde où Dupleix et La Bourdonnais s'usent en funestes querelles et enfin à l'île de France, Poivre propose aux directeurs de la Compagnie des Indes et aux commissaires du roi d'introduire dans les colonies de l'océan Indien la culture des plantes à épices, dont les Hollandais possèdent et voudraient garder le monopole, et d'établir le commerce direct avec cette Cochinchine qu'il connaît à fond, où on l'aime, où il est sûr de réussir.

Il part donc et cette fois comme représentant officiel de S. M. Louis XV. Et d'abord rien n'est facile car Dupleix, le grand Dupleix, dont les vues sont très voisines de celles de Poivre, voudrait bien en garder le bénéfice pour lui et pour les siens, faiblesse d'un grand homme, mesquineries qui souvent compromettent les plus sûrs desseins français et les mieux conduits. Mais Pierre Poivre, toujours doux et patient, parvient à convaincre Dupleix sans se brouiller avec lui, - il est bien le seul qui puisse se vanter d'une telle réussite. En bref, le 29 août 1749, avec le Machault, beau navire de 30 canons et 200 hommes, il arrive à Faï-Foo, qui deviendra Tourane.
Il y retrouve des amis. Avec eux il s'entretient en obéissant à la politesse grave dont il sait les rites, puis lentement, posément il suit la série des audiences et des présentations et, d'échelon en échelon, parvient jusqu'au plus haut, jusqu'à celui que là-bas on nomme le Fils du Ciel, un titre dont Poivre, en philosophe d'Orient et d'Occident, ne peut manquer de s'indigner un peu mais qu'il accepte, comme toutes choses humaines, avec une résignation souriante. Et, charmé de voir un jeune Français avec qui il peut converser sans interprète, le roi d'Annam Vo-Vuong s'en fait un ami.
« Pourquoi, lui dit un jour le souverain, pourquoi ne viens-tu pas plus souvent faire ta cour au Fils du Ciel ? »
Le Français revient alors sans cesse au palais de Hué, il y prône l'amitié du peuple de France et du peuple d'Annam, aussi précieuse à l'un qu'à l'autre. Il importe de créer des relations grâce auxquelles, sans rien sacrifier de leurs intérêts et de leur dignité, ils pourront tous deux se passer des étrangers. Silencieux le roi, les ministres et les grands mandarins du Conseil secret écoutent Pierre Poivre et, lorsqu'il part, on lui remet une lettre de Vo-Vuong au roi Louis XV.

« Je vous écris cette lettre pour vous donner les assurances de mon respectueux attachement. Je serais bien aise qu'il y eût dorénavant, entre votre royaume et le mien, une union si étroite qu'ils ne soient plus que comme s'ils n'étaient qu'un. »
Au temps heureux où les relations entre les empires ne se discutaient point sur la place publique de Genève ou d'ailleurs, entre ministres ou délégués de rencontre et pour l'édification des peuples qui, le plus souvent, n'y comprennent goutte, au temps cent mille fois béni de la diplomatie secrète, une lettre comme celle-ci était lourde de sens et de résultats.
Elle voulait dire que la Compagnie des Indes aurait son comptoir à Tourane avec le droit de commercer avec tout le royaume. A elle la soie, chère aux Lyonnais et, ce qui touche encore plus Poivre, botaniste et amoureux avant tout des plantes utiles, les épices, le poivre, la cannelle et le riz surtout, le riz sec que les Annamites cultivent dans les montagnes, cette céréale merveilleuse dont s'est engoué notre bienfaiteur un peu chimérique et qui remplacera le blé dans nos colonies. Poivre l'acclimatera à Madagascar, aux Mascareignes, il compte même le faire pousser en France... Il ira plus loin encore : en Chine, à Manille, aux Moluques d'où il rapportera la muscade et le girofle pour les planter à l'île de France. C'en est fait du monopole hollandais. Paris, Lyon auront tous les commerces.
Mais les hommes proposent et leurs passions disposent. La Compagnie des Indes est déchirée par des luttes intérieures. Et puis la guerre éclate et le rêve oriental de quelques bons Français s'évanouit devant la volonté du peuple anglais qui, lui, suit et soutient ses grands hommes. Et nous perdons l'Inde, escale indispensable sur la route de l'Asie. La mission de Pierre Poivre n'aura servi de rien.
De rien ? Allons donc ! Jamais un Lyonnais ne se décourage. Nommé en 1767 intendant des îles de France et Bourbon, Poivre, toujours bienfaisant et toujours botaniste, y acclimatera les fameuses épices qui finiront par gagner jusqu'à la Guyane française et ce seront encore des fortunes qui disparaîtront, tuées par nos discordes, nos guerres et notre négligence.

Le voyage à Tourane, l'amitié basée sur une commune estime, l'élan de deux peuples l'un vers l'autre seront-ils sans lendemain ? N'en restera-t-il que le souvenir d'une idylle politique et de charmants tableaux harmonieusement nuancés ? Non. Tout cela a créé des habitudes, des traditions. D'année en année, d'autres Français arriveront en Annam, ils y vivront, s'y sentiront chez eux et feront que les deux peuples ne seront qu'un. Des mauvais jours viendront, ils passeront encore et l'avenir fera, du traité de Tourane, la réalité que nous connaissons, qui est belle et le restera puisqu'elle a enfin échappé aux surenchères démagogiques et à la décomposition communiste.
A créer cette réalité, rien n'aura plus aidé que l'amour émerveillé de Pierre Poivre pour le pays d'Annam et la force avec laquelle cet homme doux et bon a senti la philosophie de ce peuple dont il parle en un langage de conte de fées « Un Cochinchinois qui voyage et qui n'a pas de quoi payer entre dans la première maison. Personne ne lui demande ce qu'il veut. Il attend en silence l'heure du repas. Dès que le riz est servi, il s'approche, mange, boit et s'en va sans que personne lui ait fait une question, sans qu'il ait dit une seule parole. »

Paul CHACK
( Au Tonkin , Collection La mer et notre Empire , 1942)


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