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>La guerre d'Indochine>Les camps de prisonniers du Viêt Minh (1945-1954)

 

Les camps de prisonniers du Viêt-Minh

Implantation et nature
Les camps étaient implantés dans les zones difficiles d'accès, la plupart du temps insalubres, là où les possibilités d'incursion des forces françaises étaient faibles en raison de l'éloignement. On en a décompté cent trente environ. Les plus importants se trouvaient au Tonkin, non loin de la frontière chinoise, dans le bassin de la Rivière Claire (Song Lô). Certains recevaient le nom d'« hôpital », tel le n°122, d'autres étaient des installations volantes. Ces camps regroupaient des prisonniers de guerre de toutes races et nationalités ayant appartenu aux armées françaises, des otages civils enlevés au cours du conflit (hommes, femmes et enfants) et parfois aussi des déserteurs.
Cependant, des prisonniers purent se trouver enfermés dans des conditions particulières liées aux événements qui émaillèrent leur captivité. Certains furent incarcérés provisoirement dans des prisons civiles réservées uniquement à des détenus vietnamiens, hommes ou femmes. Ce fut le cas de la prison du Yen Thé, installée dans un village en dur au nord de Bac Ninh. L'auteur de ces lignes s'y trouva seul militaire, en juin 1951, enfermé au secret dans une cellule avec deux femmes vietnamiennes.
D'autres connurent les prisons civiles mixtes réservées à la fois aux Vietnamiens, hommes et femmes, et aux Tu Binh (prisonniers de guerre). Ce fut le cas du pénitencier situé à trente kilomètres au nord de la ville de Thaï Nguyên. Il était entouré par une double enceinte de bambous épineux, surveillée en permanence par des miradors. Les conditions de vie y furent particulièrement sévères pour le petit noyau de captifs s'y trouvant en juillet 1951 : 33% y moururent en un mois ! Il en fut de même à la prison de Tuyên Quang où cohabitèrent des détenus vietnamiens et des militaires français. Le rédacteur de ces lignes séjourna dans ces deux prisons avec quelques compagnons d'infortune en juillet et août 1951. Là, il connut le carcan où l'on enserrait une des chevilles des captifs le soir, en vue d'éviter les évasions.
La plupart des autres camps se ressemblèrent. Ils étaient de miséreux villages de paillotes de bambou couvertes de feuilles de latanier, construits et entretenus par les prisonniers eux-mêmes. Installés, sans clôture, sur une colline, sous la végétation, à l'abri des vues aériennes, non loin d'une rivière qui assurait l'alimentation en eau, « la toilette », et l'évacuation des égouts qui en polluaient le cours en aval.
Le cantonnement comprend tous les bâtiments nécessaires à la vie de la collectivité : les dortoirs, vastes hangars ouverts à tous les vents, sous lesquels sont installés deux bat-flanc de « caï phen » (lattis de bambous) séparés par un couloir. Là dorment entassés les uns contre les autres, se réchauffant et se passant mutuellement les poux et toutes les maladies, les prisonniers privés de moustiquaires et de couvertures, les pieds nus et sales. On trouve ensuite les cuisines, « l'infirmerie » (véritable mouroir, où expirent des hommes squelettiques), le cimetière situé non loin de là, à la lisière de la forêt, la prison où sont enfermés les récalcitrants et les punis. Celle-ci peut être remplacée par une cage à buffles installée sous une maison à pilotis où habitent des paysans. Le supplicié y est attaché à un poteau. Il y souffre de l'odeur des bouses et des insupportables piqûres des myriades de maringouins, puces volantes attirées par les buffles. Parfois, à bout de souffrances et devenu fou, il meurt.
Notons aussi les casernements des sentinelles, la maison de la « Direction », le magasin aux vivres. Au centre du dispositif se trouve la place réservée aux rassemblements, disposant d'une estrade et de bancs rudimentaires destinées aux détenus.
Dans un endroit retiré ont été creusées les latrines où grouillent des millions d'asticots qui donnent naissance à des multitudes de mouches vecteurs de toutes les maladies, véritable « pont aérien entre ce lieu et les cuisines » selon le mot même de Boudarel.

Vie quotidienne
Tout ce qui est décrit ici a été observé par le rédacteur dans les camps 15, 113 et 25 du Tonkin en 1951 et 1952.
Les conditions de vie se caractérisent par la précarité absolue et l'absence de tout ce qui est nécessaire à la survie d'un Européen : hygiène, savon, rasoir, lessive, vêtements de rechange, moustiquaire, couvertures. La vermine se multiplie dans les caï phen des dortoirs : poux, punaises, puces. Les carences alimentaires, la dénutrition, la nourriture très insuffisante en quantité et qualité, tout concourt à créer un état sanitaire déplorable. La promiscuité fait le jeu de toutes les contagions : les maladies se répandent comme des tramées de poudre.
La plupart du temps, le camp ne possède ni médecin ni médicaments. Or, Giap l'avait écrit lui-même : « La brousse pourrit les Européens ». Ceux-ci ne peuvent survivre longtemps sous ce climat tropical chaud et humide, envahi de moustiques porteurs du paludisme, sans une médication constante préventive et curative. Celle-ci n'existe pas. L'état sanitaire est donc déplorable, et la mortalité très élevée. Les maladies se multiplient : ictère, hépatite, typhus, béribéri, cet oedème dû aux carences alimentaires et au manque de vitamines, dysenterie amibienne engendrée par l'eau polluée, paludisme souvent pernicieux et donc mortel inoculé par les anophèles (moustiques femelles), gale infectée et purulente, dartres annamites, spirochétose provoquée par l'urine des rats qui pullulent, dans les charpentes des paillotes et dans le cimetière où ils dévorent les cadavres peu ou mal enterrés.
Faute de médecin aucun diagnostic n'est possible, de même que l'absence de médicaments interdit de porter secours aux malades. Ils en sont réduits aux remèdes de « bonnes femmes » : amidon de l'eau de cuisson du riz dite « petite soupe », tisanes de goyave, charbon de bois pilé, son récupéré après moulage du paddy (riz non décortiqué). Contenant des vitamines, il permet de lutter contre le béribéri. Il a un goût de poussière.
Implantée à l'écart, véritable antichambre de la mort, l'infirmerie se trouve non loin du cimetière. C'est une morgue où achèvent de mourir les malheureux qu'on y amène à toute extrémité, squelettiques, inondés par leurs excréments, dans une odeur fétide. Les fourmis rouges font un va et vient constant dans les narines des moribonds dont les rats tentent déjà de dévorer les extrémités. Nul ne veut s'y laisser transporter, car tous savent qu'on en ressort uniquement en direction du cimetière. Impuissants, incapables de leur porter secours, nous ne pouvons que les assister en les réconfortant. Parfois, un camarade meurt sur le bat-flanc, au milieu de ses camarades de dortoir, après une courte agonie.
Les inhumations ont lieu sans cercueil ni linceul. Le cadavre est apporté roulé dans une vieille natte et, après avoir été dépouillé, par les survivants qui en ont trop besoin, de ses vêtements souillés. Le trou, peu profond du fait de la faiblesse des fossoyeurs, a été creusé par les moins épuisés. S'il s'agit d'un musulman, le corps est couché sur le côté, la face tournée vers la Mecque, c'est-à-dire vers le nord-ouest. Faute d'officiant, aucun culte n'est pratiqué.
Tout cela contribue à « clochardiser » rapidement les captifs qui, hâves, barbus, crasseux et décharnés, errent sans joie et sans courage dans ce village où tout leur est hostile. Pris de découragement, certains refusent de se lever et de se laver, renonçant à lutter pour survivre. Celui qui reste couché meurt rapidement. La désespérance guette tout le monde.

Emploi du temps
Les journées s'écoulent interminables, les nuits aussi. L'absence de moyens d'éclairage impose à tous de se coucher « avec les poules », après le repas du soir, à moins qu'il y ait une « veillée » auprès d'un feu de camp. Il va falloir alors rester attentif et, tout en grelottant, entendre des discours oiseux jusqu'à une heure avancée de la nuit. Ensuite celle-ci va être troublée par le râle des mourants, la toux de nombreux dormeurs, le froid, le feulement des tigres qui chassent dans la forêt voisine, le bruit fait par un camarade saisi d'un besoin pressant qui s'éloigne à tâtons accompagné par les imprécations de la sentinelle qu'il a dérangée.
Le réveil est sonné par le « gong » qui impose le premier rassemblement pour le comptage des détenus et la distribution des corvées. Il n'y a pas de petit déjeuner.
Les corvées (on dit maintenant « travaux d'intérêt général ») sont distribuées par un prisonnier responsable : nettoyages, ramassage des ordures, préparation des repas, ravitaillement en riz et en bois.
Les captifs peuvent avoir un lopin de terre à cultiver, à leurs temps libres, pour améliorer l'ordinaire. D'autres essaient d'élever une volaille nourrie avec des déchets récupérés ça et là. Les oeufs sont une denrée très rare.
La nourriture est distribuée deux fois par jour, généralement dans un désordre indescriptible. Elle est constituée d'une boule de riz peu ou pas assaisonnée, car le sel et les « condiments » manquent cruellement. Parfois s'y ajoutent une soupe de liserons d'eau ou un petit peu de viande ; un jour, au camp 113, il y eut une « amélioration de l'ordinaire », cadeau de la Direction : un poulet pour cent personnes ! Chaque fois que possible les prisonniers chapardent du manioc dans les champs voisins ou des poissons dans les mares. Ils ont un impérieux et double devoir : voler pour survivre et ne pas se faire prendre. Les ustensiles de cuisine sont rudimentaires : ce sont des « touques » constituées de vieux fûts de fuel coupés en deux. Les prisonniers doivent fabriquer des instruments de fortune en bambou : bols, cuillers, louches, qui, faute de savon, deviennent des nids à microbes. Ils utilisent aussi de vieux casques ou d'antiques boîtes de conserve. Dans cette pénurie généralisée, le moindre objet, un bout de ficelle par exemple, a une valeur inestimable. Beaucoup d'entre eux lassés du riz sont frappés d'inappétence. D'autres, à bout de courage et de force, renoncent à lutter et se laissent mourir en quelques jours. Certains apparemment pleins de vie, succombent subitement sans aucun signe annonciateur.
Les ravitaillements en riz sont particulièrement éprouvants. Ils concernent les plus valides car il leur faut marcher longuement avec une charge de vingt à trente kilos sur le dos. Souvent, celle-ci est constituée d'un pantalon de toile passé autour du cou dont les jambes ont été nouées et remplies de riz. Quand le commissaire politique veut faire disparaître un réfractaire il le désigne pour ce genre de transport, surtout s'il le sent affaibli. Parfois l'intéressé décède en route. A l'évidence, il n'a subi aucune brutalité physique !
Les cours politiques sont dispensés l'après-midi, lors de séances interminables où l'on discute de façon oiseuse de tout et de rien. Il faut à tout prix y participer et s'intéresser au sujet, en prenant la parole et en posant des questions de façon à animer la discussion. Les sujets sont choisis par le commissaire politique et concernent la plupart du temps les thèmes grandiloquents : le socialisme, le capitalisme, le colonialisme, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Au cours de ces séances sont rédigés, discutés, améliorés et affinés les manifestes qui seront soumis à la signature de tous, puis affichés dans un local commun et parfois diffusés par la radio viêt minh.
Très souvent le soir, la nuit tombée en raison du danger aérien, a lieu une veillée inspirée des méthodes répandues en Indochine par les chantiers de jeunesse de Vichy. A l'ordre du jour on trouve soit l'étude d'un thème, soit le commentaire d'un événement, soit tout autre sujet retenu suivant les circonstances par le commissaire politique. Enfin, point capital de certaines veillées, a lieu une séance du tribunal populaire chargé de juger un « fautif » pour un « grave manquement » : vol ou larcin effectué au détriment d'un camarade ou d'un paysan vietnamien, geste obscène à l'égard d'une honnête et laborieuse paysanne, intention manifeste de rejoindre le « monde belliciste » (sous-entendu : tentative d'évasion). Cela donne lieu évidemment à une critique et à une autocritique.
Quand le commissaire politique estime atteint l'effet recherché et trop fatigué l'auditoire devenu amorphe, il donne le signal de la fin de la réunion, autorisant les participants grelottants de froid et accablés de sommeil à rejoindre leurs paillotes. Pour eux commence alors une nouvelle nuit de cauchemars et de frissons, sous la piqûre des punaises attirées par la chaleur de corps enchevêtrés, et celle des moustiques en été.
Ainsi, au cours de journées interminables se déroule la vie au camp, dans la désespérance, triste, sombre, morne, chacun se demandant s'il en sortira un jour avant que la mort ne le rattrape, regardant le soleil se coucher derrière les montagnes, là où se trouve son pays qu'il pense ne jamais revoir.

Le lavage de cerveau
"Les mensonges écrits avec de l'encre ne sauraient obscurcir la vérité écrite avec du sang."
A l'instar de ce qui se passa dans tous les pays communistes, URSS et Chine en particulier, le lavage de cerveau fut pratiqué dans la plupart des camps de prisonniers du Viêt Minh. Les modalités varièrent en fonction des zones géographiques, des périodes de la guerre et de la nature de la population carcérale : européens, maghrébins, africains, asiatiques. Il eut sur les détenus un impact psychologique certain et causa la mort d'un grand nombre d'entre eux.

La doctrine de Marx à Hô Chi Minh
Le lavage de cerveau et les hommes qui le mirent en oeuvre étaient imprégnés des doctrines du marxisme-léninisme et de l'internationalisme prolétarien. Hô Chi Minh, Pham Van Dong, Le Duc Tho, Le Duan et Vo Nguyên Giap jouèrent un rôle clé dans la création en 1930 puis dans l'évolution du Parti Communiste Indochinois, le Lao Dong, rattaché au Komintern. Il donna naissance à une organisation patriotique, le « Viêt Nam doc lap dong minh hoi » dont la branche militaire devint le Viet Minh, qui canalisa et absorba tous les mouvements patriotiques à son profit.
S'inspirant des écrits de Mao Tsé Tung, « le grand frère chinois », Giap élabora les règles de la prise en main et de l'exploitation des masses par la propagande. Il définit le lavage de cerveau comme le prosélytisme populaire du communisme, susceptible de retourner le peuple pour l'amener à détruire l'ordre ancien et à créer un monde nouveau. Pour pratiquer cette stratégie d'enrôlement des masses, il faut recruter des cadres entreprenants, intègres et convaincus, les can bôs. Le Dich Van sera chargé de l'action et du prosélytisme à l'égard de l'ennemi, et se consacrera particulièrement aux prisonniers de toutes races et nationalités issus du CEFEO (Corps Expéditionnaire Français d'Extrême-Orient), ainsi qu'aux déserteurs provenant de celui-ci.
Ses principes d'action étaient tirés du Petit Livre Rouge de Mao qui prônait, pour convaincre progressivement une population neutre, de recourir à un mélange de terrorisme sélectif, d'intimidation, de persuasion et d'agitation massive.
En 1950, après la défaite de Tchang Kaï Shek, la Chine de Mao, qui désormais borde le Tonkin, reconnaît le régime d'Ho Chi Minh, et va lui fournir une aide substantielle, en particulier des conseillers en rééducation. Fort de cette assistance nouvelle, Giap intensifie avec succès ses actions contre le CEFEO, qui se vide peu à peu de son sang.
Le nombre des militaires français capturés, répartis dans une centaine de lieux de détention, s'élèvera à 37.979 dont 28% seulement survivront, soit 10.754. Leur mortalité sera donc très supérieure à celle des camps d'extermination nazis considérés comme la honte de l'humanité. Le niveau des effectifs ne cessa de fondre en dépit de la constante arrivée de nouveaux captifs, qui ne parvenait pas à compenser la forte mortalité journalière.
L'organisation des camps fut la tâche du « Bureau central des prisonniers de guerre », département ministériel (Khu) intégré au Ministère de la Défense et chargé de tirer le meilleur parti de ces « otages », qualifiés « d'hôtes forcés de l'accueillant peuple vietnamien ».
Un journaliste français, Léo Figuières, membre du Bureau Central du PCF, envoyé au Tonkin en octobre 1950, conseilla de sauvegarder ce patrimoine humain pour l'utiliser le jour venu comme monnaie d'échange et favoriser ainsi des contacts susceptibles d'ouvrir la voie à des pourparlers de paix. Il proposa aussi de l'inoculer au corps expéditionnaire par petites doses savamment calculées, sous forme de convertis au combat pour la paix libérés de façon inconditionnelle.

Le Dich Van
En charge de l'action psychologique à l'encontre de l'ennemi, au sein de son dispositif, le Dich Van met en oeuvre les actions de formation et de rééducation, ainsi que celles de la persuasion morale, auprès des prisonniers de guerre (appelés "tu binh"), en appliquant un principe simple : exclure tout esprit d'humanité.
La doctrine fut mise au point avec la participation déterminante du PCF, qui envoya de nombreuses délégations au Tonkin et y maintint des permanents. Il suggéra les données de l'endoctrinement et de la persuasion, les notions d'homme nouveau et de combattant de la paix devant aboutir aux libérations inconditionnelles.
Maurice Thorez était conscient du bénéfice à en tirer. Il délégua en permanence dans le maquis un certain André, qui y joua un rôle modérateur. La liaison avec le Lao Dong fut maintenue par de nombreuses délégations parmi lesquelles doit être citée l'Union des Femmes Françaises, qui garda un contact étroit avec le Viêt Minh à Prague.
Ainsi le PCF joua un rôle essentiel, non seulement dans la conception, mais aussi dans l'exécution du lavage de cerveau, ce qui explique sa parfaite adaptation aux mentalités françaises et partant sa redoutable efficacité. Georges Boudarel en sera un excellent exemple.
La ligne politique fut définie entre 1950 et 1952, avec la participation des conseillers français et chinois. Elle retint trois idées majeures : la clémence du Président Hô Chi Minh, le combat pour la paix et le rapatriement du Corps Expéditionnaire. Ceci impliquait l'usage constant de l'autocritique et le principe de la responsabilité collective, la hiérarchie et le groupe faisant confiance aux prisonniers, au lieu de les châtier pour leurs crimes.
En contrepartie, toute tentative d'évasion était considérée comme une trahison de cette confiance et une désertion déshonorante du camp de la paix ; elle méritait un châtiment exemplaire : la peine de mort. Il fut appliqué au commandant de Cointet et au lieutenant Chaminadas fusillés à Tuyen Quang en 1951 après l'échec de leur évasion.
Dès lors étaient créées les conditions de la dépersonnalisation de l'individu qui, privé de ses repères, était amené à s'identifier à la masse, et à porter ses jugements en fonction des tendances de celle-ci, évidemment manipulée par le can bô. Le groupe sécrétait ainsi sa propre police interne entraînant, sans déviance possible, l'individu sur la voie du combat pour la paix dont dépendait la fin du conflit, c'est-à-dire le rapatriement si ardemment souhaité. Entre temps pouvait survenir pour les plus méritants une libération inconditionnelle anticipée. Les esprits déboussolés devenaient hallucinés par le mirage de la libération condition de leur survie.
S'inspirant des expériences soviétique et chinoise, le Tong Bô définit la durée de rééducation nécessaire à l'obtention d'un résultat tangible : 12 à 18 mois pour un homme du rang ; 18 à 24 pour un sous-officier ; deux à trois ans pour un officier. Quant aux « réfractaires », dits « irréductibles », ils étaient inutiles et dangereux, et devaient être impitoyablement éliminés. L'effarante mortalité contraignit le Dich Van à revoir à la baisse ces normes, car elles dépassaient largement l'espérance de vie du prisonnier moyen : six à neuf mois pour un européen !
Nul n'a le droit de juger les réactions des gens à ce traitement s'il ne l'a lui-même subi, et connu les horreurs de la vie carcérale où, selon Jean-Jacques Beucler : « La pénurie, le climat et la désespérance suffirent à détruire les corps les plus robustes et les âmes les mieux trempées ».
Tout au long du conflit, des prisonniers de tous grades et nationalités furent libérés individuellement ou collectivement, dans les lieux les plus divers et des conditions toujours différentes.

Buts, méthodes, slogans, fêtes, héros et liturgie marxistes
Buts majeurs : amener les prisonniers à épouser la cause qu'ils étaient venus combattre ; les engager dans la lutte pour la paix et le rapatriement du CEFEO ; les convertir au communisme ; les convaincre de la juste cause du Vietnam.
Les libérations inconditionnelles visaient trois objectifs : « inoculer » ces convertis devenus pacifistes dans les rangs du CEFEO pour amoindrir sa combativité ; donner au Viêt Minh magnanime une dimension internationale en prouvant son humanisme ; se débarrasser des bouches inutiles.
Les méthodes étaient héritées des expériences nazies, soviétiques, chinoises et fascistes qui avaient mis en pratique les techniques de conditionnement, de manipulation et d'endoctrinement des masses.
Citons : la coupure totale avec le milieu initial créant l'isolement absolu ; l'abolition des grades et des références morales ou sociales ; la délation érigée en règle et considérée comme un devoir ; la répétition incessante des arguments et slogans ; la critique et l'autocritique ; la mauvaise conscience éveillée chez tous ; le mirage de la libération ; l'idéal du dépassement des normes ; le chantage à la mort, chacun sachant son espérance de vie limitée.
Les slogans sont ceux, bien éculés, du PCF et du parti communiste soviétique : la sale guerre, l'impérialisme sanguinaire, le colonialisme exploiteur, avide et perfide, le capitalisme égoïste, le socialisme généreux, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Les héros de l'émancipation de l'homme, les bienfaiteurs de l'humanité sont évidemment : Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Tsé Tung, Hô Chi Minh, mais aussi : Henri Martin, Raymonde Dienne, Eugénie Cotton, Jeannette Veermersch, ces figures momentanées du PCF. Sont cités aussi : Maurice Thorez, Jacques Duclos, le ménage Joliot-Curie, les marins des cuirassés Potemkine et Aurora, les mutins de la mer noire, André Marty... jusqu'à sa disgrâce.
La dynamique révolutionnaire est sans cesse attisée par des fêtes, meetings, cérémonies, anniversaires, célébrations de toutes sortes, où le grandiose se mêle au grotesque. Ces rassemblements sont ponctués de discours, déclarations spontanées, manifestes émanant des captifs mandatés par la masse, de slogans répétés en choeur, de chants et tout spécialement l'Internationale, de litanies rappelant les hauts faits des héros, tel Lé Ong Phong personnage historique.
Tout ce rituel donne naissance à une phraséologie conventionnelle parfois cocasse résultant de la formation primaire des can bôs et de leur piètre connaissance du français. Elle est inspirée des thèmes chers à l'Humanité , le journal du PCF.
L'ensemble de ces actions est animé par le can bô. Il vit journellement auprès des prisonniers, les connaît, les note, suscite leur engagement dans la lutte, écoute les délateurs, manipule ses agents, isole les nouveaux arrivants pour les empêcher de répandre de « fausses nouvelles ». Cadre de contact, il conduit la « rééducation ».
Parfois lui est adjoint un transfuge français. Ce fut le cas de Boudarel, présent au camp n°113 depuis février 1953 jusqu'en janvier 1954. Ses capacités d'action étaient immenses. Il jugeait en effet de la maturité socialiste des détenus, et par conséquent de leur aptitude à une éventuelle libération, dont dépendaient leurs ultimes chances de survie. Sans avoir à les brutaliser, il avait ainsi sur eux le pouvoir de vie ou de mort. Ses qualités intellectuelles et pédagogiques certaines le rendaient apte à cette sélection.
Notons que des femmes d'origine française, parfois prises en otages en 1946, collaborèrent au Dich Van. Ce fut le cas de madame Ben et de Camille Sigonnet au camp n°113 en 1951.
La plupart des Français, vaincus par l'oppression, finirent, à force de lassitude et de désespérance, par entrer dans le jeu des can bôs, sans même en prendre conscience, pour tenter de survivre.
Les légionnaires furent souvent traités à part et « condamnés » au rapatriement vers l'Europe communiste de l'Est, par la voie dite démocratique, c'est-à-dire la Chine. Ils la redoutaient car, une fois parvenus dans leurs pays, ils furent emprisonnés pour avoir trahi le camp socialiste.
Les soldats originaires des pays d'Afrique reçurent souvent une formation particulière destinée à les impliquer dans les futures luttes de libération des pays colonisés et asservis.
Quant aux ralliés à la cause de la paix, cités ici pour mémoire, ils furent l'objet des attentions du Dich Van, qu'ils aient été de véritables déserteurs (3.000 environ) ou de malheureux prisonniers ayant accepté le statut de ralliés, croyant ainsi améliorer leur sort. Tous connurent une mortalité identique à la nôtre.
Tous furent victimes « d'agressions psychologiques découlant d'une doctrine monstrueuse, appliquée par un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique et d'intolérance active ». Tous les éléments du génocide constituant le crime contre l'humanité furent réunis, tel que le définit la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 : « Atteintes graves à l'intégrité physique et mentale du groupe ; soumission intentionnelle de celui-ci à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
Les chances de succès d'une éventuelle évasion étaient quasiment nulles, les risques immenses, et les conséquences d'un échec redoutables. Les distances, l'épuisement physique, l'environnement hostile (jungle et population), la menace constante des can bôs, la délation ambiante, tout dissuadait le prisonnier de tenter l'aventure. De courageux camarades s'y risquèrent cependant ; bien peu réussirent. Repris, plusieurs furent fusillés, d'autres subirent d'affreux sévices pour l'exemple. Beaucoup de tu binh se résignèrent donc, la mort dans l'âme, à entrer dans le jeu de la libération inconditionnelle qui fut accordée avec parcimonie. Combien ne purent attendre cette échéance et moururent entre temps !

La vie journalière du captif : nuit et brouillard dans la brousse

La mise en condition
Elle s'opère en quelques semaines sous la houlette haineuse du can bô qui attise les rivalités et distille savamment les informations venues de l'extérieur, dont les captifs sont totalement coupés, sauf si sont arrivés des « nouveaux » qui d'ailleurs sont mis aussitôt en quarantaine ; ainsi ne peuvent-ils pas répandre de « fausses nouvelles ».
La rééducation journalière, permanente et lancinante, exploite l'épuisement physique et psychologique des détenus. La délation, la suspicion, le dénigrement et la trahison deviennent la règle qui isole le captif au sein même de la collectivité qu'il sent hostile. Selon le principe de base du marxisme, celle-ci a la priorité sur l'individu, dont les gestes sont susceptibles de lui nuire.
La mort fait rapidement son apparition. Elle apparaît comme une menace palpable, évidente, permanente, inséparable compagne. Elle sera un des plus puissants leviers de l'endoctrinement.
Le tu binh ressemble à un homme qui se noie. Or, le « bienveillant » can bô lui tend justement une main secourable : qui ne la saisirait ? Une libération inconditionnelle est possible pour ceux qui sauront se montrer coopératifs. Le mirage de la libération apparaît et va se transformer en hallucination.
Le prisonnier devient réceptif pour sortir de cet enfer qui risque de l'engloutir. Sans en avoir conscience, il va devenir stakhanoviste du combat pour la paix. Il a compris qu'il lui faut signer pour ne pas mourir. Le can bô a gagné.
Ignorant tout de la guerre révolutionnaire, le commandement français tarda à prendre conscience de cette situation inédite et à tirer les enseignements de l'expérience vécue et racontée par les premiers libérés. On les mit en quarantaine sans prendre la peine d'instruire les combattants du CEFEO de ce qui les menaçait en cas de capture.
Pourtant, depuis la révolution russe de 1917, on connaissait les méthodes du communisme relatives à la prise en main des masses. Dans nos écoles militaires, rien n'avait été fait pour préparer les cadres à affronter ce genre d'agression. Aussi les tu binh se trouvèrent-ils complètement démunis contre le traitement qui leur était infligé. Ils n'avaient rien à opposer à ce redoutable système. D'autant qu'ils s'étaient toujours sentis mal soutenus par un pouvoir politique qui de Paris menait la guerre sans conviction, à la petite semaine, miné par ses divisions et son instabilité. Giap l'avait écrit : les Occidentaux étaient forts matériellement, mais très faibles psychologiquement. Il fallait exploiter cette faiblesse. Les prisonniers offraient un terrain privilégié : les maladies, la faim, l'insalubrité tropicale et la perspective d'une mort à brève échéance les rendaient malléables.

L'endoctrinement
Les conditions de la bonne volonté et de la réceptivité étant réalisées, le commissaire politique peut entreprendre son travail « salutaire ». Il commence par la création du « Comité de paix et de rapatriement », composé de « délégués » élus par le peuple. A leur tour, ceux-ci élisent un secrétaire (terme typiquement marxiste), chargé de l'animation de la vie du camp et de la liaison avec la « Direction ». Celle-ci organise les cours politiques, non obligatoires mais auxquels il serait suicidaire de ne pas participer, puisque l'enjeu à terme est l'inscription sur la fameuse liste des futurs libérés, dont on parle sans cesse.
Au cours des séances sont réalisés les manifestes, élaborés sur des thèmes suggérés aux détenus. Ils sont rédigés à la suite d'interminables et oiseuses discussions ; chacun doit apporter sa pierre. Nul n'est tenu de les émarger ; mais malheur à celui qui s'abstiendrait de le faire.
Le premier manifeste du camp n°1, celui des officiers, date du 15 août 1951. Ceux du camp n°15, où croupissent sous-officiers et hommes de troupe, ne tardent pas à suivre. Aucune concertation n'ayant été possible, des deux côtés les conditions imposées aux détenus les avaient conduits aux mêmes analyses et conclusions.
Il leur faut signer ou mourir. De plus, si ces textes parviennent en Occident, ils seront un moyen de donner des nouvelles aux familles, et de tenter d'améliorer la situation des détenus qui auront ainsi témoigné de leur bonne volonté. Évidemment, à Hanoï, ils feront froncer les sourcils des États-Majors qui ignorent les conditions de vie dans les camps.
Ainsi, durant des mois vont se succéder cours politiques journaliers, veillées nocturnes, fêtes de toutes sortes, séances de critique et d'autocritique, sessions du tribunal du peuple, campagnes diverses, travaux de rédaction des aveux « spontanés » des atrocités commises ou inventées.

Les campagnes
D'inspiration chinoise, inventées par Mao et basées sur des thèmes d'intérêt général, elles visaient à secouer la torpeur qui gagnait les esprits angoissés et les corps épuisés, et à susciter des actions collectives : propreté, hygiène, éradication des poux, joie et gaieté, jardinage, extermination des mouches porteuses de maladies ; c'était une façon de manipuler la masse et d'exacerber les tensions et rivalités. S'y surpasser pouvait devenir un atout pour l'avenir, mais un moyen de gaspiller ses faibles forces.

Critique et autocritique
C'est un chef-d'oeuvre de cynisme et d'oppression morale, imaginé par des penseurs marxistes de génie ayant atteint le sommet du machiavélisme. Il représente un des aspects les plus hideux des méthodes de dépersonnalisation qui vinrent à bout de la résistance des captifs. Ceux-ci étaient condamnés à devenir réceptifs à la réforme des idées et à l'esprit révolutionnaire par la critique et l'autocritique, qui aboutissent à la rééducation réciproque des membres du groupe. Chacun doit être coupable puisqu'il est prisonnier. Donc il doit le reconnaître en faisant son autocritique, c'est-à-dire en avouant ses fautes en public et, conscient du tort causé à la collectivité, en demandant à celle-ci de décider pour lui d'un juste châtiment. Ce dernier arrêté, le magnanime can bô le modérera pour manifester la clémence du président Hô et du peuple. Le fautif exprimera alors sa reconnaissance, son repentir et son désir de s'amender et de se racheter.
La critique, elle, obéit à un processus différent et s'apparente à la délation pure et simple. Toute personne ayant eu connaissance d'une faute ou d'un manquement se doit de les dénoncer publiquement, à défaut de quoi elle en devient complice. La sanction du peuple, cette fois, est plus sévère, puisque le coupable n'a pas avoué spontanément en faisant son autocritique.
Ainsi les détenus se surveillaient mutuellement, se murant dans leur solitude, ne pouvant se confier à personne. La rééducation devenait l'oeuvre de tous, et chacun se faisait le gardien et le moniteur de ses camarades, son obéissance étant le fruit de la délation soigneusement entretenue par les dirigeants du camp.
Elle aboutissait à la soumission de tous, car l'objectif secret du tu binh était de ne pas mourir avant l'hypothétique libération. La gangrène était partout. Ceci explique en particulier la difficulté des évasions, tous étant tenus, sous peine de sanction, d'en divulguer les préparatifs. Les captifs se surveillant eux-mêmes, il était possible d'économiser les effectifs consacrés à leur garde.

Le tribunal du peuple
Tout fait anodin, toute peccadille sont montés en épingle et transformés en événements majeurs et graves. La direction en a eu connaissance par ses indicateurs ou par le rapport spontané et louable d'un détenu. Alerté et vigilant, le peuple est rassemblé aussitôt et se constitue en tribunal pour juger le fautif sous la responsabilité du comité de paix. Il n'y a pas d'avocat, seulement un procureur : le can bô. Dans son réquisitoire, il accuse la collectivité d'être responsable du manquement pour n'avoir pas su maintenir le coupable dans le droit chemin. Celui-ci fait alors son autocritique et réclame une juste sanction. Après en avoir discuté, puis une fois écoutés les accusateurs, dont la virulence témoigne de leur souci de se faire bien voir, le peuple vote à mains levées sous l'oeil vigilant du can bô.
Très en vogue chez les marxistes, ce mode de votation impose à chacun de se déterminer en fonction de ce qu'attend de lui la collectivité orientée par le commissaire. Malheur à celui qui n'aurait pas levé la main !
L'anniversaire du 19 décembre : un jeûne volontaire de repentance. La mort de Staline : un deuil
Le 19 décembre 1946, le Viêt Minh avait rompu le « modus vivendi » (accord signé avec le gouvernement de Paris) et attaqué par surprise toutes les garnisons françaises « en réponse à leurs provocations ». Le jour anniversaire de ces événements était déclaré journée de jeûne volontaire et expiatoire pour tous les prisonniers, qui témoignaient aussi de leur contrition en participant à des meetings.
Il en fut de même pour la mort de Staline décédé le 5 mars 1953. Elle donna lieu à des scènes de deuil où le sérieux et le grotesque se mêlèrent au cours de cérémonies attristées et ferventes.

L'élection des futurs libérés
L'imminence d'une libération déclenche un processus machiavélique visant à tester la maturité politique des captifs et à épurer la liste en préparation, naturellement tenue secrète.
Tous les prisonniers sont invités à faire par écrit la confession de leurs crimes de guerre et des atrocités commises en leur présence, avec leur participation active ou passive. Chacun suivant son degré de « maturité socialiste » et son souci de se faire remarquer s'évertue à les décrire de son mieux.
Peu après, au cours d'un meeting dit des aveux spontanés, sont lues par le comité les meilleures copies et proclamés les héros de cette compétition dans le repentir.
Puis, au cours d'un rassemblement solennel regroupant la totalité de l'effectif du camp, détenus et autorités, le can bô annonce, devant les prisonniers haletants, la décision du Président Hô se rendre à leurs familles les plus méritants combattants de la paix qui vont être désignés par un vote libre et démocratique de l'assemblée. Il donne alors lecture d'une liste de noms, s'arrêtant après chacun pour recueillir l'avis du peuple. A chaque appel tous les bras se lèvent. Comment agir autrement ? Ne pas acquiescer serait mettre en cause la vie d'un camarade, et en doute la sagesse du can bô et du Parti. Ce serait aussi faire preuve d'un manque de maturité socialiste et d'un esprit rétrograde.
Naturellement, aucun malade ne se trouve sur la liste, car la route va être longue et il y a lieu de cacher aux yeux de l'opinion internationale l'état sanitaire déplorable de la population carcérale. Sitôt sa lecture terminée, le can bô proclame : « Je prends acte de votre sage décision ».
Une parodie d'élection vient d'avoir lieu. La masse a bien été consultée, mais on lui a seulement demandé son assentiment. Le système d'oppression et de mystification a joué parfaitement son rôle. Mais la sinistre comédie ne s'arrêtait pas là. Des camarades libérés, devenus soudainement combattants de la paix et amis du peuple vietnamien, montaient à la tribune pour manifester leur gratitude et la fermeté de leur engagement. Bien plus, l'un d'eux venait affirmer sa « volonté de demander à bénéficier encore de la généreuse hospitalité du Vietnam pour continuer ici le combat pour la paix et oeuvrer à la conversion de ceux qui restaient ». Ignorant que les Viets lui avaient mis le marché en mains, sans discussion possible, nous le prenions pour un traître ou pour un fou. Puis l'un de ceux qui restaient venait en leur nom proclamer « la sagesse du choix que venait de faire le peuple et la ferme volonté de tous de s'amender et de continuer ici la lutte contre les impérialistes et les bellicistes ». Ensuite, tous unis dans la même foi, prisonniers et gardiens entonnaient en choeur l'Internationale, poings levés !
Le calendrier s'était déroulé de façon implacable : annonce d'une libération et d'élections libres pour en désigner les bénéficiaires, séance des aveux spontanés permettant à la direction de tester la maturité socialiste de ceux qu'elle envisage de libérer, journée de jeûne expiatoire lui donnant la possibilité de mesurer la bonne volonté de tous, et finalement élections. Les prisonniers ont été eux-mêmes les jouets, les victimes et les complices de ce système d'oppression psychologique qui les étouffe.

Dernière parodie de jugement : à nouveau le tribunal du peuple
La marche vers la liberté, une dizaine de jours environ, sera jalonnée de « fêtes d'amitié organisées spontanément par les populations accueillantes» des villages traversés.
La veille de l'arrivée aux lignes françaises, le can bô annonce soudainement qu'un prisonnier ayant commis une faute va devoir être jugé par le peuple qui aura à décider de la sanction à lui infliger.
Pour ces hommes épuisés qui sont presque arrivés au but après des mois de double jeu et de dissimulation, il n'y a même pas de dilemme, l'instinct de survie commande !
Puisque le vote est public et se fait à main levée, une seule sanction s'impose : le retour au camp du fautif, pour y expier son forfait et surtout y parfaire son éducation socialiste ; c'est-à-dire, la plupart du temps, pour y mourir. La condamnation est donc unanime et sans appel, et benoîtement le commissaire proclame simplement : « Je prends acte de votre sage décision ».
Ce scénario s'est produit dans la plupart des convois. L'objectif était double : de retour au camp, le puni et le commissaire annonçaient la nouvelle qui incitait les captifs à la sagesse, leur montrant que rien n'était jamais acquis. Sur le convoi de « libérés » soufflait jusqu'au dernier jour un salutaire vent de terreur qui assurait la discipline. Georges Boudarel ne manqua pas d'appliquer judicieusement cette technique d'asservissement hideuse et subtile, évitant ainsi tout recours à la brutalité, inutile pour tuer un homme.
Dans d'autres cas, il fut demandé aux prisonniers d'ouvrir à des assaillants éventuels l'enceinte du poste français qui allait les recevoir, et même de participer à l'attaque de celui-ci.

La libération, les réprouvés
Tout au long du conflit eurent lieu des convois de libération aux noms évocateurs : « Henri Martin », « Raymonde Dienne » etc.. Ainsi se présentèrent aux postes français des groupes d'individus hâves, crasseux, décharnés, véritables « zombies » (morts sortis du tombeau), parlant un langage abscons inconnu du CEFEO.
N'appréciant pas le problème à sa juste mesure mais redoutant la contagion, le commandement n'ouvrit pas les bras à ces hommes courageux. Il les traita en suspects, en réprouvés. On les isola dans des centres de repos chargés de les « désintoxiquer », où ils furent soumis aux enquêtes pointilleuses de la Sécurité Militaire.
De son côté, jusqu'au dernier jour du conflit, le Dich Van s'évertua à tromper les captifs sur leur sort et chercha à les endoctriner encore. Son oeuvre perfide et néfaste se poursuivit au-delà de la paix, car il avait inoculé à tous un virus d'hostilité, d'inimitié et d'agressivité à l'égard de leurs semblables, qui agit encore cinquante ans après leur retour à la liberté.
Pour tous, la libération mêla la joie et l'amertume. Comment venir en aide à leurs camarades qui continuaient à mourir en captivité ? Deux moyens s'offraient. Le premier consistait à indiquer au commandement la position des camps pour qu'y soient effectués des parachutages de vivres, vêtements et médicaments. Les Viêts s'emparèrent de ces biens si rares, incitant les prisonniers à ne pas se laisser acheter par les colonialistes qui avaient violé leur espace aérien. Le deuxième, complexe et risqué, consistait à jouer le jeu de la conversion sincère pour inciter le Viêt Minh à poursuivre sa politique de libération inconditionnelle. Certains s'y brûlèrent les ailes.
Quant aux familles, il revint aux rescapés de les informer de la mort des multiples disparus et, pour sauvegarder leur moral, de les tromper sur les conditions réelles de vie de ceux qui étaient restés. Une fois encore il fallut mentir ; l'horreur et l'indicible ne se racontent pas.

Conclusion
En réaction à l'oppression, il importait de jouer le jeu pour ne pas mourir avant d'avoir recouvré la liberté.
Certes, ceux qui tentèrent l'évasion traditionnelle sont dignes d'éloges ; bien peu réussirent. Mais que penser des libérations inconditionnelles ? Seuls ceux qui en ont connu les conditions peuvent en juger. Fuir ce monde kafkaïen fut non seulement un impérieux devoir militaire, mais aussi une nécessité vitale. Le choix du combat pour la paix en fut le moyen. Il nécessita un long aggiornamento car il ne correspondait en rien à notre éthique traditionnelle. La mortalité très importante incita les plus réfractaires à ouvrir les yeux et à exploiter au mieux les failles d'un système hideux et inédit qui les oppressait.
Partout les prisonniers firent la même analyse. Il fallait signer ou mourir, c'était l'unique dilemme. Nous étions au fond d'un puits, la voie était sans joie et sans choix. Le chemin à emprunter était malaisé, tortueux, très risqué et aléatoire du fait de la délation permanente et des faibles chances de survie. La plupart s'y engagèrent, bien peu parvinrent au but.
Ceux-là n'avaient pas trahi, ils avaient simplement sauvé leur vie en exploitant au mieux les circonstances et les failles d'un système concentrationnaire qui avait tenté de les étouffer. De plus ils avaient satisfait au règlement militaire qui prescrit au captif de tout mettre en oeuvre pour recouvrer la liberté, en lui laissant le choix du moyen.

Général Yves de SESMAISONS


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