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>Le temps de la paix>Quelques réflexions sur l'Indo-Chine en 1910

 

Réflexions sur l'Indo-Chine en 1910

Les Annamites sont des gens d'une civilisation plus ancienne que la nôtre et plus parfaite sur certains points. Je n'en citerai qu'un ou deux. Avant notre arrivée, la débauche, l'alcoolisme et la misère leur étaient inconnus. Une telle solidarité unissait les gens de la même famille ou de la même commune qu'il n'y avait pas un seul Annamite qui connût la faim s'il y avait de quoi manger dans son village. Et le rêve de nos socialistes, ils l'avaient réalisé. A certaines périodes, les terres de la commune étaient repartagées entre tous les habitants.
Voilà pour le temporel. Quant au spirituel, ils s'étaient donnés de la vie une explication qui les satisfaisait et leur assurait à la fois la paix et l'espérance.
Enfin, leurs rapports étaient empreints d'une courtoisie, d'une douceur extrêmes. Une politesse raffinée présidait à toutes leurs relations, si bien qu'à leurs yeux nous sommes des gens grossiers, et que nous leur paraissons aussi mal élevés qu'un rustre eût pu le paraître à la cour de Louis XV. Ils ne nous accordent qu'une supériorité, celle des arts mécaniques... Et en France même, il y a des gens sensés qui ne nous en découvriront pas d'autres, puisque celle de l'art peut toujours être contestée.

Qu'avons-nous apporté à ces gens-là qui puisse nous faire aimer d'eux ? Ce que nous considérons comme des bienfaits, ce qui en est peut-être réellement, ils ne l'apprécient pas. Ils ont tort : il faut bien que je le reconnaisse. Nous avons fait des routes ; pour être plus exact il faudrait dire : nous les avons forcés à faire des routes ; mais, au début, ces routes n'étaient que des tours d'inspection destinés à rendre la surveillance plus facile, et plus facile aussi la promenade hygiénique du soir pour l'administrateur.
Nous avons froissé toutes leurs délicatesses. Nous leur avons donné pour maîtres ceux-là d'entre eux qui les avaient trahis, ceux qui avaient livré leur patrie à l'ennemi ; nous avons décerné à d'anciens boys les titres qu'ils respectaient le plus ; nous avons traité comme des esclaves et tutoyé des vieillards honorés ; nous avons méconnu toute hiérarchie et bousculé du pied le vieil édifice de superstitions, de préjugés, aussi de traditions vénérables que leurs aïeux avaient élevé.
Et tout cela, nous le leur avons fait payer.
Nous avons augmenté les impôts, nous en avons créé de nouveaux, sur le sel, sur le tabac, sur l'opium, sur l'alcool. Nous avons émis cette prétention de les forcer à boire un alcool qu'ils n'aimaient pas, mais que nous avions avantage à fabriquer nous-mêmes. Nous avons poursuivi, traqué, jugé, condamné, emprisonné, ceux qui, en secret, fabriquaient l'alcool rituel sans lequel le culte des ancêtres est réputé nul. Nous voulions qu'ils fissent les aspersions religieuses avec notre drogue. C'est exactement comme si l'on voulait contraindre un prêtre catholique à dire sa messe avec l'Amer Picon. Et cela, nous l'avons fait et nous le faisons encore, et nous le ferons encore pendant deux ans, parce que les traités passés avec les distilleries ne nous permettent pas de ne pas continuer.
Et cependant, nous n'avons pas fait que du mal en Indo-Chine. Nous y avons fait du bien, et beaucoup de bien. Seulement un certain nombre de nos oeuvres bonnes n'étaient bonnes que pour nous. Par exemple, il était bon d'établir une voie de communication entre Saïgon et le pays des Moïs, encore sauvages. Seulement, il ne faut pas leur demander de nous être reconnaissants de les avoir contraints à construire cette route sur laquelle ils n'auront jamais mis les pieds que pour y travailler de force, et dont le but est d'aller prendre possession d'une partie de leur mer de bambous afin d'en faire du papier... aussi de faciliter l'accès de leurs huttes à notre percepteur d'impôts. Car nous percevons un impôt sur les Moïs... Et comme ils n'ont rien, on les force à travailler, eux qui ont tellement le travail en horreur qu'ils consentent à manger très mal et très peu plutôt que de s'y livrer. Pauvres gens !
Mais nous avons tracé d'autres routes que celles des tours d'inspection et du pays des Moïs. Nous avons véritablement donné aux Annamites un certain nombre de bienfaits. L'exportation du riz, rien que pour le Tonkin, a plus que doublé pendant les huit dernières années. Des chemins de fer facilitent l'écoulement des produits. Un certain nombre de canaux d'irrigation et d'assainissement ont été creusés. Ce nombre est plus petit qu'il ne devrait être : il est important cependant. Rien que dans le « Casier d'Hanoï », la surface inutilisable a été réduite à vingt mille hectares. Des milliers d'hectares ont été également gagnés au Cambodge, à peu de frais. La colonie, qui envoyait en France en 1906 seulement 17 000 tonnes de maïs, lui en a expédié 80 000 tonnes en 1908.

La paix romaine existe. Pas complète, certainement, mais assez pour constituer une amélioration considérable de l'état du pays avant notre arrivée.
La justice coûte presque aussi cher qu'autrefois. Mais c'est en raison des frais de procédure et non parce qu'il faut faire des cadeaux aux magistrats. C'est l'État qui touche et non plus le juge. Pour l'Annamite il n'y a pas grand changement, dira-t-on. Il y a celui-ci cependant, que les sommes qu'il verse n'influencent plus le jugement.
J'arrive à la partie la plus agréable de ma tâche, celle où j'ai à parler du médecin et de l'instituteur. Par le développement des oeuvres d'assistance médicale et d'instruction, nous excusons notre présence dans ce pays, nous la justifions et nous méritons, cette fois réellement, la reconnaissance des indigènes.
M. Beau, un des meilleurs gouverneurs généraux qu'ait eus l'Indo-Chine - et un des moins connus - a conçu un programme d'assistance médicale dont l'exécution se poursuit d'une façon qui nous fait honneur. Nous sommes utiles à l'Annamite. Nous empêchons de mourir un grand nombre de ses enfants. Rien qu'à Cholen, grâce à M. Drouhet, à ses collaborateurs, aux souscriptions qu'il a su recueillir, la mortalité infantile est tombée de 66 à 22 pour cent. Sur cent enfants qui naissent, quarante vivent donc, qui, sans nous, ne vivraient pas. (Il convient d'ajouter, pourtant, qu'à Cholen ce sont surtout des Chinois qui profitent de ces bienfaits et non des Annamites). Des médecins font des tournées dans les villages, vaccinent et donnent gratuitement des conseils et des médicaments.
Sur tout le territoire, des écoles et des hôpitaux s'élèvent. Les indigènes, qui ne sont pas des imbéciles, nous envoient leurs enfants et leurs malades, si bien que les écoles et les hôpitaux sont insuffisants.
Nos écoles n'ont d'abord servi qu'au recrutement de la classe - haïssable, sauf exceptions - des interprètes et des garçons d'hôtel. Elles n'ont d'abord créé que des déclassés vaniteux, arrogants et menteurs. Lorsque le nombre des établissements d'enseignement s'est augmenté, leur oeuvre est devenue meilleure et j'ai vu des écoles professionnelles pour la sculpture sur bois, les broderies, la fonderie, l'incrustation et le dessin, que la colonie peut montrer avec fierté. Les écoles de filles ont réussi au delà de toutes prévisions.
Mais le désir des indigènes de recevoir notre instruction est plus grand que notre zèle à la leur donner, et nous, qui sommes venus ici pour faire l'éducation de ce peuple, nous en sommes, encore, après vingt-cinq ans, à refuser les enfants qu'on amène à nos écoles, parce que nous manquons de locaux ou d'argent. Cela devrait nous faire rougir un peu.
Les indigènes ne nous savent-ils aucun gré de ces derniers bienfaits, qui, ceux-là, sont réels ? On se tromperait en le croyant, et je reverrai longtemps, dans mon souvenir, les efforts touchants des malades, dans les hôpitaux, pour se soulever, joindre les mains et faire, au passage du médecin, les petits mouvements saccadés du salut chinois.
Mais nous avons des ennemis qui se chargent bien vite d'étouffer cette gratitude, et qui par des révélations de faits vrais ou faux ruinent notre prestige dans l'esprit des Annamites. Ces ennemis sont tous ceux que nous avons mécontentés, mandarins et notables, et ce sont aussi des envoyés du dehors, Japonais ou Chinois.
Comment peuvent-ils trouver créance auprès de ce peuple qui devrait tout au moins nous craindre, sinon nous admirer ?
C'est que nous avons perdu son estime. Nous avons perdu la face, comme disent les Chinois. Nous l'avons perdue individuellement parce que beaucoup d'entre nous ont manqué de sang-froid, de dignité et d'hypocrisie.
Nous nous mettons trop facilement en colère. L'Annamite va plus loin que l'auteur latin qui assimilait la colère à une courte folie. Pour lui, un homme en colère est un homme avili ; à en voir un, il éprouve le même sentiment de gêne, de répulsion, de dégoût, de honte que le plus délicat d'entre nous en face d'un homme complètement ivre.
L'Annamite, qui ne montre pas facilement ses sentiments, ne peut pas résister à la violence de celui-là, et je vois encore la physionomie à la fois ahurie, inquiète et méprisante du boy q'un sous-officier injuriait, les yeux hors de la tête, parce que l'indigène ne comprenait pas le français.
A observer un certain nombre d'entre nous, l'Annamite s'est aperçu que son vainqueur ne valait pas mieux que lui. Il a retrouvé en nous tous les vices dont il est pourvu. Il en a même découvert qu'il ne connaissait pas. Entendez bien que les boys placés auprès de fonctionnaires, de colons, de familles honorables, n'allaient pas clamer au dehors les qualités de leurs maîtres, tandis que les autres couraient colporter avec joie le récit des turpitudes qu'ils avaient pu découvrir, récit qu'ils savaient amplifier d'ailleurs, et qui était toujours bien accueilli par les vaincus.
Les Anglais... j'aime mieux vous le dire tout de suite, les Anglais ne font pas beaucoup mieux que nous. Seulement... Ah ! seulement, ils ont cette manière d'être que nous nommons hypocrisie et qui n'est peut-être que le souci de la bonne opinion d'autrui. S'ils font mal, ils se cachent. Ils atténuent la faute en n'y ajoutant pas le scandale ; ils diminuent un peu leur culpabilité en montrant qu'ils en ont honte. Nous, nous avons trop souvent l'air d'en être fiers.
Quoi qu'il en soit, les Anglais ont réussi à donner d'eux-mêmes, à leurs sujets d'Asie, une meilleure opinion que nous aux nôtres. Ils ont aussi moins de familiarité, moins de désir de plaire, partant moins de contacts et moins d'occasions de se montrer à leur désavantage. Ils ont moins de générosité instinctive : les principes de 89 ne sont pas dans leur sang. Ils ont aussi plus d'orgueil ; alors que nous nous sommes sentis gênés par les marques extérieures de respect que nous donnaient les Annamites comme à leurs mandarins, et gênés au point d'interdire ces lays, les Anglais, eux, les exigent et les trouvent tout naturels.
Notre erreur a été de vouloir nous faire aimer par des gens que pour longtemps encore nous ne pourrons gouverner qu'en leur inspirant du respect.
Nous avons cru que les Annamites possédaient moins de mémoire et, comme nous ne leur gardons pas rancune de les avoir conquis, nous ne comprenons pas qu'ils tardent tant à se consoler d'avoir été vaincus. L'homme ne sait bien pratiquer l'oubli des offenses que lorsqu'il en est l'auteur.
Cet oubli, cependant, serait peut-être venu aux Annamites si les victoires japonaises sur la Russie, racontées, commentées, exaltées à plaisir, ne leur avaient apporté cette idée nouvelle qu'un peuple jaune pouvait battre un peuple blanc. L'espérance d'une revanche possible, d'une conquête de l'indépendance perdue a empêché la résignation.
Un acte politique d'une suprême habileté serait de dire aux Annamites :
« Nous sommes, non pas vos maîtres, mais vos tuteurs. Lorsque vous serez assez grands moralement pour vous passer de notre appui, assez forts pour ne pas être une proie, assez riches pour faire bonne figure dans le monde, nous vous rendrons à vous-mêmes, nous cesserons de vous tenir par la main, et, comme un fils que son père juge suffisamment armé pour les luttes de la vie, nous vous laisserons vous gouverner vous-mêmes, nous vous laisserons aller seuls sur le chemin que nous vous aurons désigné, et nous vous suivrons des yeux, paternellement, fraternellement, avec le désir d'être fiers de vous.
« C'est vous, par conséquent, qui fixerez la date de votre délivrance. Votre liberté est là. A vous de la conquérir. Voici des écoles. Voici de la science. Voici de la morale. Ce sont les armes nécessaires aujourd'hui. Prenez-les. Nous sommes venus vous les apporter et vous apprendre à vous en servir. Plus de désirs prématurés d'indépendance. Si aujourd'hui vous échappiez à notre tutelle, vous seriez une proie désignée pour d'autres maîtres moins généreux. Ayez confiance en nous, et travaillez.
« Ce sera pour vous un jour glorieux, celui où nous pourrons cesser de vous traiter comme des enfants et vous considérer comme des frères cadets ».
D'ailleurs, il faut nous habituer à cette idée que, quoi que nous fassions, nous ne conserverons pas l'Indo-Chine indéfiniment. Si nous ne la rendons pas aux Annamites, quelqu'un nous la prendra. Ce quelqu'un, c'est la Chine.
Et le jour où nous serions aux prises en Europe avec une puissance voisine, ce jour-là, les Chinois s'empareraient de l'Indo-Chine avec la même tranquillité que les Italiens, en 1870, pour occuper les États du Pape. Et si les gens de Saïgon pensaient à résister, les cent mille Chinois installés dans le faubourg de Cholen, sans avoir besoin de se servir de fusils, leur en feraient vite passer la fantaisie. Il en serait de même partout en Indo-Chine, où un Français est entouré de vingt Chinois.
Et croyez bien que les Annamites, si nous ne les avons pas transformés, tendraient les bras à ce Chinois qu'ils appellent l'oncle ou le seigneur chinois, de même qu'ils disent avec respect le seigneur tigre. Pendant mille ans l'Annam a été tributaire de la Chine. Il saluerait avec joie le retour de ses maîtres d'autrefois.

Eugène BRIEUX
(Voyage aux Indes et en Indochine, Editions Delagrave 1910)


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