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>Le temps de la conquête>Escale de la flotte russe en Indochine

 

L'extraordinaire escale de la Flotte Russe dans les eaux indochinoises (1905)

Le japon avait pris Port-Arthur à la Chine, l'Occident ligué l'avait contraint à le rendre. Mais la Russie, trois ans après, s'en emparait bientôt, occupant la Mandchourie et s'infiltrant en Corée.
Partage amiable d'influences ? Tokio le propose, Moscou le refuse. La querelle commence sous l'oeil attentif des autres Puissances. Le 5 février 1904, c'est la guerre. La Russie dispose de deux flottes : l'une ancrée à Port-Arthur, l'autre en Baltique. Après quelques semaines, la première est bloquée et réduite à l'impuissance. La seconde s'ébranle le 15 octobre, dans l'espoir de dégager les bases du Pacifique. C'est au terme d'une lamentable odyssée de huit mois et avant d'être presque totalement détruite par les japonais à Tsoushima, que l'escadre russe jeta l'ancre, un beau jour, en rade de Cam-Ranh, et s'y maintint le plus longtemps possible.

Un combat singulier. Et, tout autour du champ clos, des spectateurs dont aucun n'est désintéressé : chacun avec son champion, mais souvent désireux de ménager l'adversaire. Chacun surtout très anxieux des réactions des autres spectateurs, inquiet d'en voir un tomber la veste et s'avancer dans la lice. Grandes complications et sentiments mitigés.
Dans cette guerre russo-japonaise, la France aimerait sans doute soutenir sa vieille alliée. Mais que deviendrait l'Indochine si le Japon vainqueur prenait le mors aux dents ? Et l'Angleterre, avec qui viennent de se conclure de vagissants accords, comment réagirait-elle ? On ne sait trop. Alors on n'ose pas... Et puis, les Russes, au fond, on leur a déjà prêté tant d'argent, « à fonds perdus » hurlent les socialistes qu'il faut calmer. Eh bien ! dans ce cas, laissons faire et retirons-nous. Pourtant non, pense Delcassé. La presse de Moscou, déjà, nous reproche notre abandon. Voilà que se déploient les diplomates allemands et nous aurons l'air fin si la Russie, par désespoir d'amour, nous lâche pour se jeter dans les bras de l'Allemagne...
Alors que faire ? Et comment faire ? Eh bien ! on les aidera, ces Russes, quand même. Un peu. Pas trop : sans en avoir l'air surtout ! On va « mollir ». Et puis se raidir. « Grande politique », dit Rodolin à Paris : ou politique du chien crevé, au fil de l'eau. Compromis sur toute la ligne. On sent que les exécutants seront à plaindre.

Deux ensembles de dates et deux catégories de faits, que relient entre eux des parentés de personnes ou de lieux. En août-septembre 1904, l'arrivée à Saïgon du croiseur russe Diana , venant de la mer jaune : un figurant, dira-t-on. Soit. Mais il précède de peu l'entrée en scène des premiers rôles. Voici qu'approche la troupe de l'amiral Rodjestvensky. Sur les côtes d'Annam, l'escadre de la Baltique va séjourner près d'un mois en avril-mai 1905. Belligérants en terrain neutre...
Neutre ? Ah ! pas tout à fait, justement. Proche des lieux du massacre, elle a des arsenaux, l'Indochine. Elle a des bases, des baies sûres. Elle peut abriter, ravitailler ; et, si passive qu'on lui demande d'être, l'attitude des Français dans ce pays pourrait (peut-être !) amener certain déplacement des poids...
Sollicitée, l'Amirauté française avait suggéré que l'escadre russe fît le tour... par le Cap Horn ! On évitait ainsi l'Indochine. Et presque tout. On était sauvé.
Las ! il fallut déchanter. Les officiers du Tsar, avoue l'amiral Virenius, sont maladroits sur le sextant. Dans ces parages inconnus, ils se perdront...
Ainsi donc les navires russes passeront par l'Indochine. Inévitable. On espère que cela s'arrangera. Et « on tâchera de se défendre ».

La Diana d'abord. Croiseur léger, elle avait fait partie de l'escadre de Port-Arthur. On sait comment s'était décidé son sort, lors de ce triste 10 août 1904, en mer Jaune. Un obus malheureux, plus tellement de charbon, une manoeuvre maladroite. Et puis beaucoup d'intentions, excellentes et floues. Avec, pour conclusion très inattendue, cette idée d'aller faire un tour à Saïgon. Le Gouvernement général demandera des instructions jusqu'à Paris... Les « Affaires » consultées, les Colonies donnent leur accord. Bref, voici notre croiseur à Saigon, le 25 août.
Si certains esprits curieux se posèrent des questions pas aimables, ils furent en tout cas assez polis pour ne les point formuler et bientôt se rallièrent sans plus de réserves.
Et chacun d'entonner son couplet. L'amiral de Jonquières (poète à ses heures, et musicien : quelques succès mondains, au théâtre de Saïgon...), l'ingénieur en chef des constructions navales - et tant d'autres. Ah ! la Grande Alliance ! Ah ! le péril jaune ! Ah ! la fraternité des peuples blancs... le verre en main ! Passons.

Le 3 septembre - enfin - arrive de Saint-Pétersbourg le télégramme officiel. Ordre du grand amiral russe Avellane, la Diana va désarmer à Saïgon... La nouvelle, à bord du croiseur, est accueillie, semble-t-il, sans douleur.
Et qu'allait-on faire alors de tous ces braves gens ? Les interner en Algérie ? Sans attraits... Les conserver à Saïgon ? Mais qu'à cela ne tienne : engagement d'honneur du prince Lieven, commandant : tous les Russes resteront à bord. Aucun ne s'échappera.
En fait, et malgré toutes les promesses, l'équipage tout entier n'était pas resté à bord : l'astucieux prince Lieven, très casuiste, avait considéré que sa parole ne l'engageait qu'une fois son navire effectivement désarmé. D'où quelques jours de battant, que certains officiers avaient utilisés pour s'échapper. C'est ainsi que le second du bord, deux lieutenants de vaisseau, trois enseignes et deux mécaniciens, s'étaient déguisés en couleur de muraille et sous de fausses identités s'étaient fait rapatrier par le Polynésien .
Les mois passent. A Saïgon, les gens restés à bord de la Diana ont fini par creuser leur souille. Ils subsistent, ils vivotent.

Des bâtiments que nul ne sait manoeuvrer, et devant lesquels se ferment les ports
Voici qu'arrive Rodjestvensky.


Le Vice-Amiral Rodjestvensky

Car elle avait tout de même fini par appareiller, cette seconde escadre russe du Pacifique : Libau, 15 octobre1904 ? et l'affaire du Dogger Bank, 21 octobre... On sait ce qu'était ce troupeau de morts en sursis. Bâtiments trop neufs qui n'avais pas terminé leurs essais et que nul ne savait manoeuvrer ; ferrailles de tout poil et de tout âge ; états-majors complétés de sapeurs ou de cavaliers ; matelots dont aucun n'avait entendu le canon, dont la plupart n'avaient jamais vu la mer. Escadre de fantômes, armada de pestiférés devant qui se fermaient les ports, que chacun repoussait du pied. Elle travaillait très bien, la diplomatie des Anglais...
A l'un des officiers survivants de cette aventure, un témoin que j'ai connu demandait un jour, avec un rien d'étonnement dans la voix : « Mais... vraiment... sur votre navire, il avait personne à savoir faire le point ? » - « Oh! répondait l'autre (geste « Nitchevo » du meilleur aloi) c'est-à-dire, on suivait les collègues et puis il y avait l'icône. On priait l'icône. »
- Evidemment.
De même on a prétendu, sur le moment, que l'amiral, histoire de remonter le moral, avait pendu pas mal de monde en route. Aucun des ouvrages sérieux, traitant de la question, ne permet de confirmer telle assertion. Elle est sûrement fausse. Aux vergues de cercueils flottants un certain nombre de cadavres aurait pourtant conféré quelque grandeur farouche !

Saïgon en 1905. Une toute petite ville, une capitale aux dimensions de chef-lieu ; bien plus qu'à moitié somnolente au ronron de ses ventilateurs.
L'arrivée des Russes tombe dans le microcosme un peu plus brutalement qu'un pavé dans la mare.
Dans le cas présent, à chaque échelon, interpréter un texte sur la neutralité, quelle affaire !
Elle existe pourtant, cette définition de la neutralité. Voilà qu'on parvient, à Hanoi, à l'exhumer d'un certain Bulletin Officiel des Colonies , vieux déjà, puisqu'il date de 1898 - exactement, du conflit hispano-américain.
La neutralité, dit ce texte, comporte la libre entrée et le séjour illimité des navires belligérants dans les ports français sauf certaines restrictions : lesdits navires ne doivent pas, en particulier, être accompagnés de prises. Ils ne doivent non plus ni charger du matériel d'armement ni se servir comme base d'opérations du port qui les a recueillis... Suit enfin une clause, qui paraît avoir été singulièrement controversée, traitant du ravitaillement en charbon.
Pour l'instant, ce qui semble inquiéter le plus les autorités c'est le souvenir de l'incident de Tchefou - l'histoire de torpilleur russe, le Rechitelny , qui rescapé de Port-Arthur s'était proprement fait assaillir, en plein pays chinois, par les Japonais.
Eviter un nouveau Tchefou, tel est le but des instructions que M. Rodier, Lieutenant-Gouverneur de Cochinchine, va faire donner au Colonel Henry, commandant le point d'appui du Cap Saint-Jacques, par le truchement du Général commandant la 2ème Division. Car, après tout, le Cap Saint-Jacques paraît encore bien l'endroit où l'on a le plus de chances de voir ces messieurs faire tête !
Mais de quel zèle alors ne va pas déborder ce colonel Henry. « Tout est prêt », dit-il ; et de détailler dans un long papier les mesures qu'il a prises pour empêcher les batailleurs de venir se quereller sous ses fenêtres. Le 10 avril, à bord du Descartes , il a conféré avec l'amiral de Jonquières, et parfaitement mis au point avec lui le processus qui serait adopté si quelque farceur, etc. Toutes les batteries parées !
« Toutefois, écrit le colonel Henry, les mortiers de 300, n'étant pas en état de tirer, ne seront pas armés. »

La deuxième escadre du Pacifique mouille à Cam-Ranh en attendant Nebogatoff.
Hélas ! ce beau travail n'aura servi à rien. Car le Descartes , un beau matin, s'en va, non sans raisons ! Pendant qu'on les attendait au Cap Saint-Jacques, les Russes, eux, se dirigeaient sur Cam-Ranh.
Ils vont séjourner un mois sur les côtes indochinoises, les Russes - exactement, du 12 avril au 14 mai 1905. A Cam-Ranh d'abord ; puis à Van Fong après avoir été chassés de Cam-Ranh - et quelques-uns sur la fin, à Port-Dayot. Trente deux jours en tout. Plus longtemps sans doute qu'ils n'avaient prévu, plus longtemps surtout que ne l'aurait souhaité la politique française... Elle n'avait pas voulu cela ! Ce n'est pas pour rien que l'ambassadeur du Japon à Paris est venu faire à M. Delcassé ses plus courtoises représentations.
Des « Affaires » aux Colonies. Des Colonies au Gouverneur Général. Du Gouverneur Général aux autorités sur place... Comme une vibration qui de loin se prolonge !
C'est un télégramme des Colonies, en date du 18 avril, qui peut, dans cette évolution, fixer le jalon essentiel. Il est assez étonnamment rédigé pour mériter d'être cité tout entier :
« Si flotte russe, dit-il, contrairement à ce que nous devons croire, se trouve dans nos eaux territoriales, veuillez attirer l'attention de l'Amiral sur l'urgence de les quitter, afin d'empêcher qu'une rencontre prochaine n'ait lieu. »
L'escadre avait fait tête sur le Cap Padaran le 12 avril. Elle envoya ses transports mouiller à Cam-Ranh dans la journée du 13. La manoeuvre, bien que les points d'ancrage eussent été balisés par des vedettes, fut si longue que les navires de combat durent passer la nuit au large, à trois noeuds d'abord, puis stoppés, attendant le lendemain pour rentrer. Ce n'est donc que le 14 avril que l'escadre put enfin se trouver rassemblée, au complet, dans l'immense baie. Aux yeux des rares témoins, elle apparut alors dans toute son ampleur.
Navires de guerre d'abord. Deux divisions de cuirassés - monstres trapus ; une escadre de croiseurs, aux mâts arachnéens. Plus une flottille de torpilleurs... Et des navires de commerce, ou des réquisitionnés : transports de vivres ou de matériel, navires-hôpitaux, navires-ateliers, charbonniers - ces derniers complétés en outre d'affrétés purement civils, de la Hamburg-Amerika Linie , qui suivaient en général leurs itinéraires à eux.
Cinquante-deux navires en tout sont à Cam-Ranh. Ils représentent, de toute la campagne, un maximum de concentration. Des charbonniers cependant sont encore aux Indes Néerlandaises, et des croiseurs jalonnent la côte, assurent la protection ou la liaison... Un navire-hôpital, l' Orel , est à Saigon.
En fait, à Cam-Ranh, que faisaient-ils, ces Russes ?
Ils charbonnaient, c'est entendu, sur leurs propres transports. Ils se réparaient sans doute ; ils se ravitaillaient.
Mais surtout, ils attendaient Nebogatoff.
On a tout dit sur le singulier envoi de cette division Nebogatoff. Rameutée dans des fonds d'arsenal par l'Amirauté de Saint-Pétersbourg et faite surtout d'épaves en rupture de démolisseur, elle s'était vu expédier, en toute hâte, en renfort, si l'on peut dire, à Rodjestvensky. Puis l'Amirauté, son effort fourni, négligeant les détails, avait dédaigné de renseigner les deux amiraux sur leurs itinéraires respectifs. Aucun rendez-vous n'avait été fixé. C'est par les dépêches de presse que Rodjestvensky sut les mouvements de son collègue - et d'après les dires de journaux qu'il régla ses mouvements. On croit rêver !
Quant au secours que l'Amiral pouvait espérer de ces ferrailles sans valeur, on le devine : on imagine aussi ses réactions à l'idée de traîner ce boulet supplémentaire.
Les Russes ne resteront pas bien longtemps seuls à Cam-Ranh. L'Amiral de Jonquières ne va pas tarder à venir les y rejoindre...
C'est le 15 avril qu'il est arrivé pour la première fois devant la vaste baie, à bord de son Descartes : simple tournée d'inspection d'ailleurs... On échange des visites réglementaires ; puis le Descartes repart pour Nhatrang le 16 avril, et en revient le 17. Le 18, l'amiral Rodjestvensky envoie le commandant Semenoff prévenir son collègue français que l'escadre appareillera le lendemain pour exercices et pour essais.


Le Vice-Amiral de Jonquières

Trois jours plus tard, l'Amiral de Jonquières va recevoir par le truchement de son chef direct, l'amiral Bayle, les ordres du Gouvernement Général.
Le 21 avril, très, très ennuyé, il monte à nouveau la coupée du Souvaroff pour faire part à son collègue russe des nouvelles instructions dont il est porteur.
A dater de ce jour va commencer le « vagabondage » de la flotte russe... Les Russes jusqu'ici n'avaient posé sur nos côtes qu'un petit pied furtif : voilà qu'on les oblige à le retirer, et qu'ils ne pourront plus l'y remettre qu'en sournois, en se faufilant, se cachant derrière les gros cailloux. Quelle misère ! Ah, si seulement ils pouvaient repartir vers le Nord ! Mais non. Il leur faut toujours attendre la maudite division Nebogatoff.

Peut-être est-ce alors le moment de préciser un peu la situation de cette escadre de la Baltique, dite «seconde escadre du Pacifique».
Entre Madagascar et le détroit de Malacca, l'escadre avait dû stopper près de cent trente fois, tant pour incidents de remorquage - les torpilleurs, au rayon d'action insuffisant, étaient remorqués - que pour avaries de machines. Et les témoins, partout, sont unanimes à dépeindre l'effroyable saleté des bateaux russes : « Incroyable malpropreté », dit un attaché de cabinet qui a vu le croiseur Yemtchoug au Cap. « Aspect très mal tenu », notent, à Cam-Ranh, le docteur Vassal et des journalistes venus en reportage...
Par crainte d'en manquer, on avait chargé du charbon jusque dans les carrés d'officiers, jusque dans les appartements de l'amiral, ont écrit certains.
Quant au personnel, il était à peu près dans le même état que le matériel. La fatigue de tous était extrême, et les santés terriblement minées par le climat, la piètre nourriture et l'entassement dans la ferraille surchauffée.
Sur l'abrutissement des officiers, sur les continuelles saoûleries de ces messieurs dans leurs carrés, un Russe nous donne d'effarants détails : et de nous raconter ces saturnales, orgies, danses en caleçon, toasts portés aux amiraux japonais. Tout cela n'est certes vu que par le guichet de l'office, ce qui n'élève pas le débat, mais quand même ! Quant à l'équipage, il nous le montre à bout de forces et surtout de nerfs, excédé par l'inconfort, épuisé par les corvées, terriblement travaillé de plus par certains meneurs chez qui les intentions politiques sont manifestes. Quelques officiers se faisaient eux-mêmes, semble-t-il, les propagandistes des idées révolutionnaires. Nombreux, au cours de la traversée, avaient été les actes d'indiscipline, plaintes collectives ou refus d'obéissance, insultes, voies de fait, rixes. Une véritable mutinerie avait notamment éclaté sur l' Orel , lors du séjour à Cam-Ranh, pour une histoire de viande avariée délivrée par le cambusier : les officiers affolés, la maistrance débordée, il avait fallu que l'amiral en personne vînt rétablir l'ordre du bord !
Alors, quand on se dit que toute cette équipée se place, dans le temps, entre l'émeute du pope Gapone et la tragédie du Potemkine en mer Noire, on s'émerveille plutôt de constater qu'elle ne se soit pas terminée prématurément sur des épisodes de drapeau rouge en tête de mât et de vaisseau s'entre-canonnant.

L'énorme personnalité de Rodjestvensky domine toute cette misère de très haut.
De très haut -- physiquement d'abord, si l'on peut dire : l'homme était un colosse, avec une tête de plus que ceux qui l'approchaient... Et de très haut aussi dans le sens moral : avec ici, pourtant, quelques restrictions.
Son énergie, certes, force l'admiration, la puissance de sa volonté, sa poigne de fer : encore que le ressort trop tendu doive un jour finir par se briser. A Tsoushima, dès les premiers coups de canon, Rodjestvensky ne donnera plus un ordre et, pratiquement, lâchera pied pour une blessure moins grave peut-être que ne prétendent ses thuriféraires... Enfin ! Pour l'instant, ce qui frappe au moins autant que la vigueur de l'amiral, c'est son orgueil, sa démesure... Un vrai tyran. Un seigneur d'un autre siècle, un despote. Exigeant non seulement, mais injuriant, frappant ! Il battait son chef d'état-major, le capitaine de vaisseau Clapier de Colongue, à coups de canne ! Il distribuait les gifles, il piétinait sa casquette, il fracassait sa longue-vue... les loisirs de la traversée n'avaient pas été non plus sans fournir à son esprit caustique quelque occasion de s'exercer. Aussi, de son poste de commandement, devant gabiers et timoniers, attribuait-il aux navires de son escadre des noms d'appareils sanitaires ou d'hygiène intime ; et, la plupart de ses commandants, il les avait affublés de surnoms qui correspondaient aux diverses maladies vénériennes.

Plus de ravitaillement, plus de télégrammes, plus de charbon et la trique administrative à chaque instant brandie. Delcassé n?en veut plus. « Quoi, hurle-t-il devant Paléologue, quoi ! Ils sont encore là ? »

Les bâtiments doivent quitter les eaux indochinoises dans un délai de 24 heures
Ainsi donc, le 21 avril, l'amiral de Jonquières est retourné voir l'amiral Rodjestvensky à Cam-Ranh pour le prier, cette fois, de vider les lieux dans un délai de vingt-quatre heures. On entend d'ici les protestations du Russe ! Du moins obtient-il que les transports restent au mouillage.
« Tous bâtiments de combat russes partis vers le Nord. L?Amiral m'a rendu visite avant le départ et m'a quitté en termes affectueux », télégraphie l'amiral de Jonquières à l?amiral Bayle et au Gouverneur Général.
Et maintenant quatre jours assez flous. Qui donc est en train de jouer au plus malin ? Qui feint de mal comprendre ou de mal se faire comprendre ? En fait, ils ne partent pas vers le Nord, les navires russes. On leur a dit de quitter Cam-Ranh - eh bien, soit ! Mais ils sont restés stoppés, ou navigant à toute petite vitesse, aux abords immédiats de la baie ; le soir, allant mouiller sous l'île Tagne ; et gardant avec leur train d'escadre un contact permanent. Attitude de mendiants. Cela même, hélas ! ne devait pas durer. Fureurs à Paris, transes du télégraphe. Et, le 25 avrill est signifiée à l'amiral russe, toujours par l'amiral de Jonquières, la dernière décision : tous les navires russes, de guerre ou de commerce, doivent avoir quitté dans les vingt-quatre heures les eaux indochinoises.
Il n'y a qu'à s'exécuter.
Le 26 avril, toute la flotte appareille de Cam-Ranh.
Alors véritablement commence le pitoyable jeu de cache-cache. Où peuvent-ils donc aller, ces malheureux que refoule le monde entier et que ligote comme une chaîne l'obligation d?attendre la division Nebogatoff !
Par bonheur le Descartes tient la mer depuis longtemps déjà. Lui aussi doit ravitailler. L'amiral de Jonquières, après avoir surveillé l'appareillage des Russes, va donc rentrer à Saïgon. Mais à peine le croiseur français a-t-il disparu derrière un cap de la côte que l'amiral Rodjestvensky décide de retourner chercher quelque mouillage et conduit tout son monde en baie de Vaufong, au Nord de Nhatrang. Peut-être va-t-on pouvoir y souffler un peu, sans se faire trop repérer.
Hélas ! On avait jeté l'ancre le 26 avril au soir, quelques heures à peine après le départ de Cam-Ranh. Pas de chance, ce jour-là justement passait le petit vapeur mensuel du service côtier. Le temps pour celui-ci de rallier Saigon, et, le 29 avril, il se chargeait d'apprendre au monde que les Russes étaient encore cachés sur la côte d'Annam.
L'amiral de Jonquières était reparti de Saigon le 30 avril avec le Guichen ; et, le 3 mai, de nouveau, retrouvait les Russes au mouillage devant Honé Cohé. Il leur signifiait aussitôt les instructions dont il était chargé et qui leur enjoignaient, sans douceur cette fois, d'avoir à filer dans les moindres délais... Nouvelle discussion, nouvelles protestations de Rodjestvensky... N'importe. Les ordres sont formels. Une fois de plus les Russes appareillent.
Pas pour longtemps : ils sont partis le 3. Ils reviennent le 4 au soir, au même mouillage. Ils n'en peuvent plus. Ils veulent bien faire ce qu'on leur dit. Ils veulent bien. Mais, tout de même, ils ne peuvent pas rester draguer perpétuellement au large. A travers chacune de leurs pauvres manoeuvres, on sent maintenant suinter leur épuisement ; et leur obstination n'est que le reflet de leur découragement.
Et puis, tout de même, cela suffit. Le 8 mai l'amiral de Jonquières - encore une fois, une fois de plus, la dernière fois ! vient exiger de Rodjestvensky que celui-ci quitte les eaux territoriales... Rodjestvensky proteste encore. Mais il est au bout de sa vigueur. Il accepte de s'en aller. Il partira le lendemain matin.
Il sait d'ailleurs que Nebogatoff n'est plus bien loin. On a signalé trois jours plus tôt son passage à Singapour.
L'amiral russe appareille donc le 9 au matin, suivi de tout son peuple.


La 2ème Escadre du Pacifique

L'amiral de Jonquières, de la passerelle du Guichen , surveille le mouvement. Puis, discrétion ou besoin de ravitaillement, rentre au mouillage à Cam-Ranh. Il sait lui aussi la proche arrivée de Nebogatoff, et ne doute pas que, cette fois, les Russes ne soient partis pour de bon. Une lettre de Rodjestvensky que lui apportera, le 13, un contre-torpilleur russe, lui apprend que la jonction est faite en effet.
Aux « traîne-la-mer » de Rodjestvensky s'étaient ralliés, le 9 mai, sous le cap Varella, les « coule-tout-seuls » de Nebogatoff. Si les premiers faisaient surtout l'effet de ferrailles, les seconds ne semblaient guère que des blocs de rouille : les garde-côtes Apraxine , Ouchakoff , la frégate cuirassée Vladimir-Monomach , avec leurs silhouettes de fers à repasser pour les uns, leurs grandes vergues d'oiseaux de mer pour les autres, avec leurs grêles cheminées pointant comme des tuyaux, ils étaient tout juste bons à figurer en maquettes dans un musée naval...
On les accueillit dans un morne silence. Car, décidément, le coeur n'y était plus.
On ne signale même plus de mutineries. Même plus de querelles. Avachissement partout. Il n'y a plus qu'à s'avancer tristement vers la boucherie.
Car la bataille était proche, maintenant - inévitable. Une sorte de sombre fatalisme s'était abattu sur tous. Vite, qu'on en finisse - ah ! le plus tôt possible... Telle semble être dès lors la pensée secrète, unanime.
Le 14 mai, toute la flotte était enfin rassemblée. Les navires de guerre et le train d'escadre, les transports, les navires-ateliers, les navires-hôpitaux, Rodjestvensky, Nebogatoff... Allez, Tout le monde présent ? Direction le massacre, en avant marche, et pas trop vite.
Les destins sont scellés. Rien désormais ne pourra les changer. Obstinément, sans espoir et sans illusions, les Russes se traînent sur leur voie de douleur, gorge tendue. Tout cela va bientôt s'achever, par un jour blafard que balaie le vent d'ouest, dans les eaux jaunes de Tsoushima, par la victoire navale japonaise, le 27 mai 1905.


« Le Tzar, c'est lui », tel est le titre d'un article paru le lundi 15 mai 1905 dans « Le Courrier Saïgonnais » sur le Vice-Amiral Rodjestvensky, commandant la 2ème Escadre du Pacifique, réfugiée en baie de Cam Ranh. « Le connu, est-il écrit, le fait connu, certain, le seul certain, c'est que l'amiral Rodjestvensky se trouve dans nos eaux indochinoises plutôt très intra qu' extra-territoriales et que toutes les polémiques internationales, toutes casuistiques et controverses, tous les potins de parlements et de chancelleries sur la manière d'entendre la neutralité, préoccupent autant le vice-amiral russe que le préoccupe sa première paire de bottes. Rodjestvensky, qui jouit dès à présent d'une certaine notoriété, s'est fait connaître à la manière des ours de son pays natal. Il a leur affabilité spéciale et leur mutisme irréductible. Il résulte, d'une frappante uniformité de témoignages, qu?on aurait plus vite fait de compter les paroles que cet amiral a dites depuis le départ d'Europe, que le nombre des officiers traités par lui comme des soutiers et des bagnards... Si l'on veut recueillir en passant une information dont nous affirmons l'authenticité, Rodjestvensky, pendant les embarquements de charbon, fait prendre la culotte et le bourgeron de corvée par ses officiers comme par ses matelots ; et en file indienne, marins chauffeurs, cadets, gradés, s'exercent à la profession de coolie. L'amiral n'a pas donné que cet aperçu du régime de dressage uniformément adopté pour les états-majors et les équipages, dont le recrutement d'ailleurs si incomparablement hétéroclite fut mis à sa disposition pour tenter le salut de l'Empire... M. Rodjestvensky, s'il ne dit rien de toute la journée, proclame toute la journée, par son attitude immuablement indépendante et autocratique, à quel point il se fiche aujourd'hui de ce que peuvent se dire ou lui dire la France, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Amérique, le japon, mais, par-dessus tout, la Russie, la cour impériale et Nicolas Il... On voit d'ici le contre-amiral de Jonquières allant faire avec son bateau, des ronds dans l'eau de nos baies, pour inviter un gaillard de ce tempérament à en « respecter la neutralité ». Rodjestvensky la viole, avec tous les droits du seigneur, la grande saintenitouche. En la violant, il viole du reste infiniment peu de chose et même rien du tout, attendu que nos propres déclarations nationales qui ne datent que du conflit hispano-américain,prévoient que nos eaux ont leur mouillages ouverts à toutes les espèces de belligérants. Ce ne fut pas le comble du bon sens, évidemment, de la part de notre diplomatie. Mais ce n'est jamais à ce comble-là que nos diplomates ont attrapé le vertige... Le Tzar est intervenu personnellement. Ses ordres sont tombés sur le blockhaus de la conscience de l'amiral comme des crottes de biquet sur un demi-mètre de blindage. »

Jean AUBERTIN
(Indochine Sud-Est Asiatique, Juin 1952)


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- L'affaire de Muong Sing
- La Légion Etrangère en Extrême-Orient (1883-1897)
- Le général Pennequin (1849-1916)
- Marie 1er, Roi des Sédangs

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