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>Le temps de la conquête>Le général Pennequin (1849-1916)

 

Le général PENNEQUIN (1849-1916)

Théophile Pennequin est né à Toulon le jour de Noël 1849. Après d'excellentes études au lycée de cette ville, il est admis en 1868 à l'Ecole Impériale Spéciale Militaire de Saint-Cyr dans les rangs de la promotion "Suez". A l'issue de la scolarité, il est "major de queue de compagnie" avec le numéro de sortie 266 sur 275 élèves. Ce mauvais classement le contraint à servir dans l'Infanterie de Marine, corps peu prisé à l'époque.

Le jeune officier

Le 15 juillet 1870, le sous-lieutenant Pennequin rejoint le 4ème RIM ; à peine arrivé, il repart avec son régiment au Camp de Châlons, les hostilités entre la France et la Prusse soutenue par les Etats allemands venant de commencer. Il se bat à Mouzon, à Doucy puis à Bazeilles, où il est capturé le 1er septembre. Il fait bonne figure lors de ces combats sanglants. Après avoir été interné à la forteresse d'Ingolstadt, il est libéré le 11 avril 1871.
Ensuite il sert à Toulon et Cayenne, où il semble s'ennuyer. Assez peu zélé dans l'exécution du service, il est souvent puni pour manque d'exactitude, tenue incorrecte, inobservation des règlements ou étourderies. Ainsi est-il sanctionné pour avoir conduit un détachement au tir en oubliant de lui distribuer des munitions. Un de ces "motifs "lui est "porté" par son camarade de promotion Galliéni devenu son supérieur, ce qui cependant n'altérera pas l'amitié entre des deux officiers.
En 1877, affecté au bataillon du 4ème RIM stationné en Cochinchine, il débarque à Saïgon. Muté à la compagnie chargée d'assurer la sécurité du consulat de France à Hanoï, il rejoint le "Tong-King". La concession française sur les bords du Fleuve Rouge est modeste : une petite caserne, un hôpital et une maison chinoise arborant un grand écriteau ovale indiquant "Résidence de France - Chancellerie". Cet ensemble est très souvent assiégé la nuit par des Pavillons Noirs hurlant des menaces contre les Français. La vie y est austère mais fort heureusement "la chère est excellente et l'épouse du gérant du consulat, Le Jumeau de Kergaradec, seule femme européenne, est une vraie beauté".
En 1879, Pennequin gagne Ben Trê pour y recevoir le commandement de la 5ème compagnie du RTA récemment créé. Il prend sa tâche à coeur, s'intéresse à ses tirailleurs et apprend l'annamite. En particulier, il s'évertue à former son sous-lieutenant indigène, Nguyên Van Thiêt, qui lui est très dévoué. A cette époque il étonne toute la colonie par ses fantaisies. "Il dépense toute la vigueur de son corps et la souplesse de son esprit dans des festins joyeux. Ses affaires personnelles sont dans un désordre incroyable ; en outre, manifestant une inconscience absolue de la valeur de l'argent, il est parfois sans le sou".
Après un court séjour en métropole, devenu capitaine, Pennequin est désigné pour servir à Nossi-Bé puis à Diégo-Suarez. En 1883, il est chargé de mettre sur pied une compagnie de tirailleurs sakalaves. Ceux-ci mêlés à des Comoriens et des Zanzibarites forment une unité dite "des casques noirs", bientôt engagée contre l'armée hova. L'ancien de Bazeilles obtient le meilleur de ses hommes et se confirme comme un brillant combattant. Ainsi, progressant avec 20 autochtones dans des marais infestés de crocodiles, il surprend et détruit un poste ennemi. Son audace lui mérite la croix de chevalier de la Légion d'honneur et l'amiral commandant l'Escadre de la Mer des Indes ne tarit pas d'éloges sur son compte. Le 27 août 1885, nommé chef de bataillon, il défait à Andampy une brigade hova de 12.000 hommes sous les ordres de l'anglais Shervington, alors qu'il ne dispose que de 120 tirailleurs. Blessé, il est promu officier de la Légion d'honneur. Ces succès lui font acquérir une très grande renommée dans la population de l'ouest de la Grande Île.
Déjà, à cette époque, il passe pour un esprit non conformiste ; par exemple, il fait photographier tous les Sakalaves de sa formation afin de mieux les retrouver en cas de désertion. Ses chefs, qui résident à la Réunion, estiment qu'il possède des qualités précieuses en campagne, mais laisse à désirer en garnison. En outre, ils le jugent "inapte au commandement d'un bataillon et faisant montre de manières un peu communes".

Les 12 Cantons Thaïs (Sip Song Châu (1) )

Auréolé de ses hauts faits malgaches, le chef de bataillon Pennequin reçoit en 1888 une mission très délicate du général Bégin commandant supérieur des Troupes d'Indochine. "Vice-résident de la province soumise au régime militaire de la Haute Rivière Noire et du pays muong", il doit pacifier cette contrée troublée. En outre, il assistera Auguste Pavie, vice-consul à Luang-Prabang, lors de son séjour en pays thaï.
La région qui lui est confiée est plus grande que la Belgique et constitue un carrefour de communications entre la Birmanie, la Chine, le delta tonkinois et le Laos. Elle abrite 350.000 habitants formant une trentaine de groupes ethniques parlant de nombreux dialectes vernaculaires et en général se détestant entre eux. Le pays est en proie à l'anarchie. Les Annamites censés administrer la contrée depuis le Phu (préfecture) d'Hung Hoa, ne représentent que 2% d'une population dont l'importance sociale est inverse de l'altitude de l'habitat (2). En mai 1884, la vassalité de la cour de Hué envers le Céleste Empire a été abolie, mais les Chinois renâclent à évacuer le territoire ; la frontière au sens européen du terme n'existe pas. De nombreuses factions s'affrontent et des bandes de Pavillons Jaunes, Noirs et Rouges, voire des réguliers chinois non soldés, mettent le pays en coupe réglée. Les chefs pirates font la loi, tels le chinois Lu Vinh Phuoc, surnommé par les marsouins "le vieux phoque", ou le thaï blanc Déo Van Tri. Ce dernier, fils adoptif du premier, a commandé en 1885 trois compagnies formées d'hommes de son ethnie lors du siège de Tuyên Quang. Deux ans plus tard, il a mis à sac Luang-Prabang, paisible capitale du vieux roi Oun Kham. Les Talahés (ou chefs de bandes) commandent des troupes bien armées de fusils à tir rapide, voire de mitrailleuses Nordenfeld et de canons Krupp. Pour ajouter à la confusion, les Siamois, vivement encouragés par les Anglais de Birmanie, ont des visées sur le Haut-Laos et la région de Laï Chau. Par ailleurs, le régent annamite Ton That Thuyêt, oncle de l'empereur déposé Ham Nghi, s'est réfugié chez Déo Van Tri à la suite du guet-apens tendu à Hué le 4 juillet 1885. Ayant emporté les cachets et le sceau de l'Empire (3), il entretient une violente campagne anti-française et récompense nos ennemis en leur décernant des distinctions mandarinales.
Dès le début de 1888, le général Bégin fait diriger une colonne de légionnaires, de tirailleurs tonkinois et de zouaves vers Laï Chau et Son La. Cette expédition est placée sous les ordres du colonel Pernot, ancien sergent-major de zouaves en Crimée, et a pour mission de barrer la route aux Siamois qui s'enfoncent en pays thaï. Elle arrive sans encombre à Muong Theng (Diên Bien Phu) où elle installe des fours de campagne ; le vieux soldat qu'est le colonel Pernot estime en effet indispensable que ses soldats puissent recevoir leur boule de pain quotidienne, même en pleine brousse.
Avant son départ de Hanoï, Pennequin a reçu trois missions prioritaires : ramener le calme, neutraliser les Siamois et organiser le pays. Il peut compter sur les conseils de Pavie chargé par le ministre des Affaires Etrangères d'une mission qualifiée d'"hydrographique" dans les Sip Song Châu. Pourvu d'un viatique de 20.000 piastres, il est accompagné par une compagnie de 157 marsouins. Au cours du trajet, celle-ci déplore 11 morts, dont un homme mangé par un tigre, et parvient à Son La pieds nus, par suite de l'usure des brodequins ; après six mois de séjour, l'unité sera réduite du fait de la maladie à 59 hommes valides.
L'officier d'Infanterie de Marine et le vice-consul à Luang-Prabang se rencontrent le 23 août 1888 à Van Yen. Ils sympathisent d'emblée. Pavie écrit : "Dès que je l'eus vu, je sus le bien qu'il allait faire dans le pays. J'ai eu une joie sans mélange à le renseigner et à lui fournir aide et conseils". Pennequin est séduit par la simplicité de son interlocuteur. Il est en outre amusé par le pittoresque de certains membres de sa suite. Ainsi, parmi ceux-ci "Monsieur Vacle parcourt le pays thaï vêtu en chasseur alpestre ; à la halte, pour impressionner les autochtones, il revêt un costume de marquis Louis XV recouvert d'une robe de chambre cambodgienne de satin rose".
Très rapidement, Pennequin comprend qu'il convient de s'appuyer sur la population en la ralliant et en jouant de ses particularismes ethniques. Il prend tout d'abord contact avec les Talahés. Le moment est propice car Lu Vinh Phuoc, déjà vaincu à Hoa Moc en mars 1885 par les Français, a conseillé à Déo Van Tri de se soumettre. Les circonstances sont d'autant plus favorables que le vieux chef des Pavillons Noirs Ông Bà Lien Chung Hoa vient de décéder et que les responsables des cantons thaïs sont lassés des exactions perpétrées par les pillards. L'officier supérieur parvient à gagner la confiance des deux frères de Déo Van Tri, Kam Houil et Kam Heun. Pavie et Pennequin sans armes les rencontrent et les persuadent de contacter leur parent. Celui-ci encore soumis à l'influence de Ton That Thuyêt, hésite à se rallier mais promet de cesser toute activité contre les Français.
Les Siamois, quant à eux, se sont installés dans la forteresse de Diên Bien Phu et demandent aux Thaïs de se soumettre. Pavie va négocier avec eux pendant que Pennequin prend position avec une compagnie sur les bords de la Nam Youn. Impressionné, le général Phya Surrisak leur remet le 17 décembre 1888 les clefs de la citadelle. Quelques jours après, les deux français se quittent et Pavie écrit alors : "Je ne me sépare pas sans émotion du commandant. Je l'aime par ce que nous avons fait ensemble et pour la véritable puissance d'attraction qu'il a sur les indigènes dont il gagne le coeur au premier contact".
Un peu plus tard, les pirates chinois acceptent de retourner dans le céleste empire à condition que l'officier français les accompagne. Le 12 avril 1889, 1.200 hommes armés auxquels se sont joints 12.000 femmes, vieillards et enfants franchissent la frontière (4). Le 7 avril 1890, Déo Van Tri promet devant l'autel de ses ancêtres à Nam Youn d'être désormais fidèle à la France. Il tiendra parole et renseignera Pennequin sur les incursions chinoises à la frontière. Cette immuable loyauté sera poursuivie par ses descendants jusqu'en août 1954 et même au-delà.
Le calme étant momentanément rétabli, celui que tout le monde dans les Sip Song Châu appelle Penn I Tè, "source de la justice et de la vérité", recrute des supplétifs surtout muongs et crée dans les villages des autodéfenses pour assurer leur sécurité. Il remplace les vieux fusils à mèche des autochtones par des armes à tir rapide modèle 1874 en dépit de l'interdiction d'Hanoï. Il passe outre à cette dernière, car selon ses dires "il a une tendance naturelle à se dégager de ses chefs quand c'est nécessaire". L'exemple de contrées où la prospérité est en train de revenir est une puissante incitation à se soumettre pour les populations non encore ralliées.
Ainsi, les principes d'une nouvelle politique pacificatrice sont progressivement mis en pratique. Cependant les affirmations de certains historiens assurant que Pennequin a ramené le calme dans le pays thaï sans tirer un coup de fusil sont exagérées ; en cas de nécessité, il est intervenu militairement sans faiblesse comme à Ban Co Nhan ou pour délivrer le poste de Tu Le en novembre 1889. C'est dans ce dernier que le sous-lieutenant Moll, frère du célèbre colonel, a été mortellement blessé.

Le IVème Territoire Militaire

Rapatrié en septembre 1890, le lieutenant-colonel Pennequin est de retour au Tonkin quelques mois plus tard pour prendre le commandement du IVème Territoire Militaire, dont le siège est à Son La. En son absence, la piraterie a connu quelque recrudescence des bandes où se retrouvent trois éléments : des pillards locaux professionnels, des irréguliers et des déserteurs chinois, des rebelles nationalistes annamites. Leurs chefs portent souvent des titres militaires commençant par Dê ou Dôc, décernés par le régent Thuyêt. Certaines de ces troupes sont rassemblées sous des appellations telles que "armées pour la restauration de l'Annam" ou "armée d'arrière-garde de l'empereur (déposé) Ham Nghi". Quelques-unes manifestent beaucoup d'activités : celle du Dôc Ngu, forte de 600 fusils, massacre en janvier 1891 la garnison de Cho Bo et au mois d'août suivant ouvre le feu audacieusement sur les bâtiments de la concession française d'Hanoï.
Avec énergie, le lieutenant-colonel Pennequin, secondé par des collaborateurs efficaces tels le lieutenant Diguet "qui parle thaï comme une pagode", va traquer ces fauteurs de troubles. Il affronte particulièrement les bandes du Dê Kiêu et du Dôc Ngu. Lors de ces actions, il utilise le moins souvent possible les troupes européennes et les tirailleurs tonkinois. Il ne désire pas en effet que ces derniers "annamitisent" le pays thaï. Par contre, il lève de nombreux supplétifs mans et muongs et les emploie comme le fera soixante ans plus tard le G.C.M.A.. Il pourchasse sans cesse les bandes en adoptant leur tactique, les éloignant de leurs bases logistiques et les ramenant au-delà de la frontière. Pionnier de l'action psychologique, il joue habilement sur leurs diversités ethniques pour les démoraliser et les détruire. En soudoyant les Muongs du Dôc Ngu, il réussit à ce qu'ils assassinent leur chef. Il ménage aussi le sang de ses hommes. Ainsi, ayant acculé à Niên Ky une forte unité de rebelles dans une position puissamment fortifiée qu'il n'a pas les moyens d'enlever, il rompt le combat afin d'éviter des pertes.
En même temps que les opérations militaires, Pennequin entreprend une action politique et économique qui porte rapidement ses fruits. Il rétablit les chefs héréditaires dans leurs fonctions et leur accorde une pension, ce qui lui vaut des remarques acerbes de la part de l'administration de l'Union. Il fait alors remarquer que ce "pensionnement" revient moins cher qu'une "colonne coup de lance". Les soumissions, dont celle de Dê Kiêu, affluent. Il amnistie les pirates qui n'ont pas commis de crimes de sang en les transformant en partisans. Les populations mans du Than Hoa Dao jusqu'alors rebelles se placent sous sa protection de même que les habitants des Hua Panh (5) laotiens. Sans cesse, il prend des initiatives audacieuses comme celle de remplacer les Birmans et les Chinois qui ont évacué Laï Chau par les paysans d'un village rebelle venant du delta. Cette façon de procéder préfigure la tactique vietnamienne des hameaux stratégiques de 1960.
Véritable proconsul, il favorise la culture et l'élevage, améliore les voies de communication, tempère la levée des impôts et autorise le commerce de l'opium. Il ouvre des établissements scolaires y compris pour les filles, et espère envoyer leurs meilleurs élèves à l'Ecole Coloniale de Paris. Lorsqu'il quitte le IVème TM en 1893, le nord-ouest de la péninsule qui comprend le turbulent cercle de Lao Kay est à peu près pacifié. La région constitue un solide môle entre le delta et la frontière chinoise, son rôle de protecteur de l'accès au paisible Laos étant également rempli. Le lieutenant-colonel Pennequin est encensé par l'autorité civile alors que ses supérieurs militaires le trouvent "plus explorateur qu'officier et plus apte à commander des populations à demi sauvages qu'un régiment". Il n'empêche que le commandant du IVème TM a, comme Pavie, réussi la conquête des coeurs. En outre, bien avant Gallieni arrivé au Tonkin le 11 octobre 1892, il a été le promoteur de la politique de la tache d'huile. Cette primauté, insuffisamment soulignée par les historiens, est reconnue par Lyautey. Celui-ci écrit de Pennequin ; "il est le Monsieur Tonkin du nord-ouest comme Galliéni est le Monsieur Tonkin du nord-est". Il ajoute "de la Rivière Noire au Fleuve Rouge qui a dit Pennequin a tout dit".
Mais sa renommée, alliée à un non-conformisme de mauvais aloi dans une armée très conservatrice, porte ombrage à certains de ses pairs, voire de ses chefs. Ainsi en 1895, il refuse le poste de commandant du Haut-Laos où l'état-major veut le reléguer. A cette époque, en effet, le Royaume du Million d'Eléphants semble un lieu de déportation pour les fonctionnaires mal en cour ou frappés d'une mesure disciplinaire. Heureusement, le colonel Pennequin "qui est assez connu au Tonkin pour qu'il ne soit pas nécessaire de le noter longuement" débarque le 1er août 1896 à Haïphong pour effectuer un quatrième séjour indochinois. Il est alors choisi pour être le président français de la Commission d'Abornement de la frontière du Yunnan. De fait, il est très célèbre en Chine et il a été réclamé par le général Ma Yêou Ki qu'il a aidé naguère à se débarrasser de pirates. Son homologue du céleste empire est le président Liêou. L'officier français juge ce dernier "menteur et dissimulateur, ce qui est une qualité pour un chinois".
S'appuyant sur le chef méo Han Tchoung Tchéou qui exploite des forêts au Tonkin et exporte du bois de cercueil à Muong Tzeu, Pennequin réussit à faire adopter ses vues. La frontière doit être largement ouverte au commerce pour le bien des populations qui résident de part et d'autre. Les Chinois s'engagent à implanter douze postes de douane chargés de prélever des taxes sur le sel et l'opium et surtout promettent d'éradiquer la piraterie. Voyant plus loin, le colonel français prône la construction d'une route d'Ho Kêou à Muong Tzeu et l'installation de sanatoriums en Chine au bénéfice des troupes du Tonkin.
Sa mission remplie au mieux des intérêts français et de ceux des populations locales, le colonel Pennequin reçoit la responsabilité des IIIème et IVème Territoires Militaires. Dans cette vaste zone, il s'emploie alors à éviter que la fameuse bande du Dê Tham "où il y a de vrais patriotes nationalistes" (6) vienne troubler la quiétude de ses administrés. Il y réussit mais se singularise en refusant d'octroyer le monopole de l'exploitation forestière de ses territoires à un colon européen. Lors de son rapatriement en 1898, le général commandant supérieur estime que "le départ de cet habile diplomate doublé d'un grand chef militaire laisse un vide immense au Tonkin".

L'officier général

Avec les étoiles et la cravate de la Légion d'honneur, "l'apôtre du pays thaï" retrouve Madagascar en avril 1898. Durant seize mois, il poursuit dans les domaines politiques, financiers et économiques l'oeuvre de son célèbre camarade Gallieni. Il accentue l'effort militaire dans les régions non encore ralliées, particulièrement dans les zones peuplées de Bars et de Sakalaves. En juillet 1900, à Tananarive, il reçoit la soumission de la reine Binao et de deux princes.
Lors de son retour en métropole, il commande la 3ème Brigade Coloniale à Brest et siège au Comité Technique des Troupes Coloniales. Le 17 mars 1904, il prend la tête des troupes de Cochinchine et du Cambodge après avoir été nommé général de division. Il déploie dans ses fonctions une très grande activité et visite tous les postes en un temps record. Il plaide en faveur d'un recrutement local plus important tout en défendant les intérêts matériels des autochtones déjà incorporés. Le 30 janvier 1906, il présente devant le Comité de Défense de l'Indochine un rapport concernant l'organisation d'une armée nationale cambodgienne. Il développe alors certaines de ses conceptions de politique indochinoise, ce qui occasionne "quelques remous dans l'assistance". Le général Voyron, président du Comité Consultatif de Défense des Colonies, en mission dans la péninsule le soutient. Tous deux affirment que si les Khmers nous sont reconnaissants de leur avoir apporté la paix, ils préféreraient cependant l'indépendance totale. Bien que lui reprochant certaines initiatives intempestives telles que la suppression du port du sabre en tenue de sortie à Saïgon et celle de l'appel du soir pour les tirailleurs mariés, le général Coronnat, commandant supérieur des troupes de l'Indochine, note Pennequin d'une manière fort élogieuse. Il estime qu'il est apte à commander un corps d'armée et lui fait décerner la dignité de grand officier de la Légion d'honneur.
Revenu en France, le général Pennequin siège encore au Comité Technique des Troupes Coloniales où son expérience de l'outre-mer est appréciée. Toutefois, le président de l'organisme se plaint qu'il émette trop souvent des avis qui heurtent "l'orthodoxie officielle".

L'Armée Jaune

Le 12 janvier 1911, Penneqin débarque à Saïgon pour assumer les responsabilités de Commandant Supérieur des Troupes du Groupe de l'Indochine. Il va prendre des initiatives et effectuer des déclarations surprenantes pour l'époque. Au mois d'août 1911, il fait parvenir au ministre des Colonies, par l'intermédiaire du gouverneur général Sarraut, un projet de mise sur pied d'une "armée jaune", pendant de la force noire prônée par le colonel Mangin. Sans attendre une réponse officielle, il explicite ses idées en trois conférences et un article publié par la Revue de Paris ; il conclut à la nécessité de former un corps de 170.000 hommes d'active ou de réserve provenant du recrutement local et encadré jusqu'au grade de chef de bataillon par des officiers de la même origine. Cette proposition, qui donne lieu à une campagne de presse haineuse et à une levée de boucliers à peu près unanime de la part de la communauté française d'Indochine, a été longuement évoquée dans le Bulletin de l'ANAI du 1er trimestre 2000.
Par rapport à l'état d'esprit de l'époque, les conceptions du général Pennequin paraissent révolutionnaires. Il ose avancer que "lors des rébellions des annamites contre l'autorité française, leurs chefs ont mené les troupes comme l'auraient fait de bons officiers de notre nation". Il reprend l'affirmation du gouverneur général Klobukowski selon laquelle "la France a transformé les indigènes en éponge à impôts". Il dénonce le fait que sur 11.000 fonctionnaires présents en Indochine seuls 2.500 sont des autochtones. Stigmatisant les nombreux refus opposés à ces derniers lorsqu'ils sollicitent un poste dans l'administration, il qualifie cet ostracisme "de lutte pour la pâture et le pâturage", les européens étant crispés sur leurs avantages et peu disposés à admettre que le plus instruit des indigènes puisse avoir sous ses ordres le plus ignorant des français. Dans un autre article de la Revue de Paris, il constate que "les annamites n'ayant pas en main les destinées de leur patrie sont conduits à être plus xénophobes que nationalistes". En outre, il recommande d'inclure des autochtones dans les assemblées parlementaires de la métropole. Prophétique, il prévient : "Nous avons conquis l'Indochine, nous l'avons pacifiée, mais nous n'avons pas gagné les âmes". Le scandale est énorme et le ministre des Colonies, Albert Lebrun, indigné que le général Pennequin se soit permis d'écrire que "dans l'administration coloniale, il y a bien des réformes à faire, des abus à réprimer et un bon coup de fouet à donner", demande des sanctions contre lui.
L'iconoclaste ne désire d'ailleurs pas une armée jaune formée rapidement, mais se propose dans un premier temps d'instruire lentement ses cadres pour une mise sur pied progressive. Au contraire de l'armée noire de Mangin destinée à intervenir en Europe, la force préconisée par Pennequin a pour vocation première de défendre la péninsule menacée par la Chine, le Japon et le Siam. Sa création doit entraîner plus de justice dans l'Union en confiant des postes de responsabilité à des autochtones. Ainsi, elle sera le vecteur d'une société annamite moderne et plus équilibrée. Les milieux militaires et politiques, qui souvent n'ont pas pris complètement connaissance des études de Pennequin, sont circonspects et en général se cantonnent dans une discrète réserve qui pourrait s'énoncer : "armée noire : urgence, armée jaune : méfiance". Pour eux, les militaires indochinois ne sont pas en effet totalement dignes de confiance, surtout après le complot fomenté à Hanoï en juin 1908.
En l'occurrence, le projet présenté par le général commandant supérieur constitue une remise en cause du système colonial. Il rejoint dans une certaine mesure les idées du nationaliste Phan Chaû Trinh qui vient d'être libéré de Poulo-Condor (7). L'armée étant la seule structure à peu près cohérente d'Indochine, Pennequin veut qu'elle soit l'instrument d'une refonte de la politique française dans l'Union en respectant les cadres traditionnels de la société locale. Il désire faire de cette dernière "une amie plutôt qu'une sujette". Un journaliste local s'interroge sur le bien-fondé d'une telle mutation : "l'existence des annamites, dit-il, est une vie de résignation continuelle dans le calme, la contemplation, le respect des vieillards, le travail aux champs et l'éducation des enfants".
Les remous occasionnés par le projet d'armée jaune sont amplifiés par une mesure mineure. Dans une note du 20 octobre 1912, le général Pennequin interdit à ses subordonnés de tutoyer les fonctionnaires, les militaires et les notables indigènes. Pour lui cette façon de procéder est "un refus de l'estime et de la considération que ces personnes recherchent et méritent à tous égards". De nouveau le Courrier d'Haïphong ironise lourdement en demandant que l'empereur d'Annam ordonne à ses sujets de ne plus dire "la soeur moi beaucoup blanche" mais "ma soeur est blanche". Il est certain que la déférence demandée à la communauté militaire européenne heurte la façon désinvolte avec laquelle elle a traité jusqu'alors les autochtones. Ainsi, en 1912, le fait que l'épouse d'un officier ait été condamnée à une amende pour avoir giflé son boy a provoqué une indignation unanime des français de Saïgon.
En règle générale, les suggestions de Pennequin inquiètent les milieux civils et militaires peu préparés à les adopter. Certes, quelques personnalités sont d'accord avec ses vues ; c'est le cas du ministre Doumergue, du gouverneur général Beau, du général Galliéni, du colonel Mangin et, en une certaine mesure, du gouverneur général Albert Sarrault. Toutefois, un colonel qui s'abrite sous un pseudonyme pour intervenir dans l'Armée Coloniale reflète bien l'opinion générale en écrivant : "Dans cinquante ans, quand les annamites seront instruits au vrai sens du terme, on pourra envisager la question. Pour le moment, c'est une utopie". En définitive, le Comité Consultatif de Défense des Colonies enterre le projet d'armée jaune en affirmant péremptoirement : "L'évolution militaire d'un peuple ne peut que suivre son évolution politique et sociale et non la devancer".
Cependant, l'avenir va se charger de démontrer le caractère prophétique des idées du général Pennequin. Dès le printemps de 1915, nonobstant certaines réticences, la péninsule apparaît comme un réservoir commode d'ouvriers sinon de combattants au profit du front français. En avril 1919, le général Mangin intègre les contingents indochinois dans son projet de grande armée indigène. En 1938, un document anonyme mais très certainement inspiré par le ministre Mandel et le général Btihrer, publié à Hanoï, reprend presque entièrement le projet de Pennequin. Plus près de nous, le lieutenant-colonel Trinquier pour la formation du G.C.M.A., le général de Lattre de Tassigny pour celle des armées nationales, puis le général américain Westmoreland vont s'inspirer peu ou prou de l'expérience de leur devancier "Penn I Tê".

Une triste fin de carrière

Incompris et humilié, objet d'une dérision à peu près générale, traité d'hystérique et d'hypocondriaque, le général Pennequin quitte son commandement le 5 février 1913. Le coeur serré, il voit s'éloigner les côtes de cette Indochine où durant seize ans il a donné le meilleur de lui-même.
A l'issue de son congé de fin de campagne, il attend longuement un poste, avec l'impression d'être mis à l'index. Placé en "résidence libre", il est enfin affecté comme adjoint chargé de la préparation militaire et de l'inspection des réserves auprès du général commandant la Vème Région Militaire à Orléans. De telles fonctions le placent sous les ordres d'un officier ayant une ancienneté de grade inférieure de 6 ans à la sienne. Ressentant très profondément l'insulte qui lui est ainsi faite, il écrit sur le champ au ministre pour être admis en 2ème section. Le 12 février 1914, peut-être pour le faire revenir sur sa décision, il est nommé à la place de Galliéni membre du Comité Consultatif de Défense des Colonies.
Dans une lettre au ton très digne, il maintient sa demande de quitter le service actif, devenant ainsi "le premier général colonial à partir avant la limite d'âge". Il rappelle que l'affectation subalterne qui lui a été proposée à Orléans est pour lui "une véritable déchéance car il est le général de l'Armée Française qui réunit le plus de campagnes". En outre, il a été "très actif dans le domaine de la pacification coloniale, comme le reconnaissent ses camarades Galliéni et Lyautey, qui sont indignés des mesures qui le frappent. Ces derniers se sont toujours inspirées des méthodes que lui, Pennequin, a initiés". Le 30 juin 1914, le général Pennequin, fier de 90 annuités en comptant les services de guerre ou accomplis outremer, quitte l'armée à laquelle il a consacré 46 ans de sa vie.
Le 2 août 1914, jour de la mobilisation générale, Pennequin, retiré à Toulon, demande sans succès à reprendre du service. Toutefois, à la fin de la même année, il est convoqué à Paris pour être entendu par les députés Bernard et Massé, auteurs d'un rapport relatif à l'emploi massif de troupes indigènes. La commission devant laquelle il comparaît comprend Clemenceau qui le juge "confus et un peu gâteux". A l'issue de la séance, le ministre des Colonies Doumergue insiste auprès de son collègue de la Guerre, Millerand, afin de hâter le recrutement des contingents indochinois en dépit des réticences du généralissime Joffre (8). Les deux parlementaires cités avancent un effectif de 100.000 hommes à lever dans la péninsule.
Au mois de décembre 1915, son nom est successivement avancé pour aller assumer les fonctions "de gouverneur militaire" de l'Indochine, puis plus simplement pour être le conseiller en matière de recrutement du responsable de l'Union, Roume. Il se fait fort d'incorporer en quelques semaines "40 à 100.000 membres des minorités ethniques qui après un temps d'entraînement en Egypte pourront aller combattre en Europe".
Malheureusement, toutes ces péripéties ont eu raison de l'esprit de Pennequin déjà fort amer d'avoir été écarté de l'armée en 1914. En 1916, il donne de très nets signes de dérangement mental qui s'ajoutent à une santé ruinée par les séjours coloniaux. Chaque jour, il se présente au général commandant la place de Toulon pour s'enquérir de sa date de départ vers l'Indochine. A plusieurs reprises, il est admis à l'hôpital maritime, où il décède le 24 juin 1916, en ignorant qu'à cette date, les deux premiers bataillons venus de la péninsule ont déjà débarqué à Salonique. Peu après sa mort, une infirmière inventoriant les papiers personnels du disparu découvre des lettres adressées à de hautes autorités. Elle prend sur elle de les brûler car elle les estime trop virulentes à l'égard de leurs destinataires.
Aujourd'hui, il serait certes hasardeux d'avancer que l'adoption du projet Pennequin aurait modifié le cours de l'histoire. Néanmoins, la politique préconisée par "Penn I Tê" tendant à favoriser la mise en place progressive de "self governments" indochinois de même type que celui accordé aux Philippines par les Etats-Unis n'aurait fait en somme que précéder celles des Etats Associés en 1950. Le militant nationaliste Phan Chaû Tinh n'écrivait-il pas en 1914 : "Il ne convient pas que les annamites s'éloignent des français, mais il convient que ces derniers modifient leurs procédés d'administration et qu'ils aident les annamites dans leur ascension ; les représentants des deux races pourraient alors vivre en bonne intelligence d'une façon durable". Pennequin était intimement persuadé de la possibilité d'une telle concorde entre deux peuples qui présentent d'évidentes affinités.
Sans doute, à la fin de sa vie, le promoteur de l'armée jaune a-t-il eu le loisir de lire et de méditer les lignes écrites en 1901 par Eugène Young dans son livre La vie économique au Tonkin : "Tout esprit chercheur qui a un but quelconque, littéraire, scientifique ou économique paraît être pour la société coloniale un phénomène, un personnage aux idées baroques, presque un fou. Il lui sera créé mille ennuis pour l'empêcher de réussir".

(1) Expression traduite en général par les "douze cantons thaïs". En réalité un chaû est un fief, une principauté. Le chef de celle-ci est un Quan Chaû ou un Tri Chaû.
(2) Selon ce critère, les Méos et les Mans, vivant sur les sommets, sont les plus méprisés. Seuls, les Xas, êtres estimés inférieurs, les dépassent dans cette exécration.
(3) A cette époque, cette question des sceaux est très importante car ceux-ci servent à authentifier les ordres. Ainsi, le 6 juin 1884, à Hué, lors de la signature d'un traité, le Premier Ministre Nguyên Van Thuong refuse de remettre le sceau impérial aux plénipotentiaires français et le fait fondre devant eux. L'objet pesant 5kg300 avait une poignée d'argent représentant un chameau couché, symbole de la soumission à l'empereur de Chine.
(4) En 1900, ces hommes sont invités par le gouvernement central chinois à combattre les Boxers. Ils acceptent à condition que Pennequin, devenu général et se trouvant à Madagascar, les commande.
(5) Région de Sam Neua.
(6) Jugement formulé par le général Frey.
(7) Dans le Temps du 16 juin 1908, Pham Chaû TGrinh dénonce le mépris avec lequel les français traitent les annamites et écrit : "A vos yeux, nous ne sommes que des brutes incapables de distinguer le bien du mal".
(8) Voir Bulletins de l'A.N.A.I. du 3ème trimestre 1992 et du 1er trimestre 1995.



Sources :

Auguste Pavie : A la conquête des coeurs et Rapports de mission 1879-1895 .
E. Cazimajou : Mémoire de fin de cours de l'Ecole Nationale de la France d'Outre-Mer (1948) : Pavie et Pennequin, précurseurs de Gallieni . Archives d'Outremer, Aix-en-Provence.
Mireille Le Van Ho : Le général Pennequin et le projet d'armée jaune (1911-1915). Bulletin de la Société d'Histoire d'Outremer (1988).
Feuillet et Couturier : La politique du général Pennequin en Indochine (1888-1913). Mémoire de maîtrise. Paris VII (1983)


Colonel Maurice RIVES


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